Des millions de masques commandés par Ottawa pour affronter la pandémie ont poireauté en Chine pendant un an, en raison d’une dispute sur la qualité du produit, a appris La Presse. Lundi, le gouvernement a finalement annulé les contrats et exigé le remboursement de plus de 80 millions de dollars qui avaient été payés à l’avance à un importateur montréalais. Retrouver l’argent risque toutefois d’être difficile.

Le paiement avait été fait l’an dernier à Tango Communications Marketing, une firme installée sur l’avenue du Parc, qui importe du matériel promotionnel de Chine depuis 30 ans. L’entreprise se dit maintenant menacée de faillite.

En mars 2020, au début de la pandémie, le monde entier était engagé dans une course folle pour mettre la main sur des stocks suffisants de matériel de protection, notamment des masques. Tous les yeux étaient rivés sur la Chine, de loin le plus grand producteur du monde. La lutte acharnée entre les pays pour mettre la main sur des stocks alimentait les manchettes. Des camions étaient détournés, des livraisons disparaissaient, des commandes étaient redirigées sous prétexte qu’un nouveau client offrait plus d’argent. Il fallait souvent payer une grosse partie des commandes à l’avance.

« C’était la guerre, il n’y a pas d’autres mots », raconte Michel Octeau, président de Tango. Au début de la pandémie, il a répondu à un appel lancé par le gouvernement canadien aux entreprises qui pouvaient aider à éviter des pénuries de matériel médical.

Le gouvernement fédéral confirme lui avoir accordé trois contrats en vertu des pouvoirs d’urgence liés à la pandémie. Tango devait livrer 37 millions de masques pour 111 millions de dollars (cette somme inclut toutefois les taxes qui sont retournées au gouvernement, selon Tango). Plus de 80 millions de dollars ont été versés en paiements anticipés.

Tango a bien réussi à faire produire 37 millions de masques. La tâche n’était pas facile, selon Michel Octeau. Il dit avoir travaillé 20 heures par jour pendant 30 jours pour organiser le transport, l’entreposage, la protection de la marchandise, les formalités de douanes, les paiements.

Avec l’ambassade, le consulat, les gens d’approvisionnement, l’Agence de la santé publique du Canada, l’armée, on était 45 à 50 personnes sur la ligne à discuter des livraisons.

Michel Octeau, président de Tango Communication Marketing

La commande concernait des masques répondant à la norme chinoise KN95, destinés à filtrer 95 % des particules en suspension (l’équivalent chinois de la norme N95 américaine). Michel Octeau affirme avoir toujours été clair sur le fait qu’il s’agissait d’un modèle « civil », sans test d’ajustement sur le visage.

Ottawa insatisfait de la qualité du produit

Quand les masques ont commencé à arriver au Canada, les fonctionnaires fédéraux les ont soumis à des inspections minutieuses. C’est là que les problèmes ont commencé. Le gouvernement canadien trouvait que les masques ne répondaient pas aux critères de qualité attendus.

« Une part importante des quelque 11 millions de respirateurs KN95 initialement expédiés au Canada par le fournisseur ne répondait pas aux exigences énoncées dans les contrats. Par conséquent, au début du mois de mai 2020, le Canada a pris des mesures pour suspendre toute nouvelle expédition de respirateurs KN95 en provenance du fournisseur. Aucun des respirateurs KN95 qui ont échoué aux tests n’a été distribué à des fins médicales », a expliqué à La Presse Jean-François Létourneau, porte-parole de Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC).

Les dirigeants de Tango croient de leur côté que les fonctionnaires ne testent pas bien les masques et qu’ils regrettent peut-être d’avoir passé une gigantesque commande pour un modèle de masque « civil » qui coûtait moins cher que d’autres modèles offerts sur le marché.

« On pense que le Canada s’est trompé et qu’il essaie de nous faire porter l’odieux », affirme l’homme d’affaires.

L’argent est déjà dépensé

Tango n’a pas conservé l’argent versé par Ottawa dans ses comptes. Elle l’a utilisé pour payer ses fournisseurs en Chine et ses autres dépenses. L’entreprise montréalaise a livré 12 millions de masques au Canada. À la suite à la suspension des livraisons, environ 17 millions de masques seraient restés dans des entrepôts d’un sous-traitant en transport et logistique embauché par Ottawa en Chine, où ils ont poireauté pendant près d’un an, selon Michel Octeau. Une partie des masques a aussi été laissée à l’usine.

Après avoir été questionné par La Presse, le gouvernement a annoncé lundi l’annulation du contrat qui était sur la glace depuis un an. « Le gouvernement du Canada s’attend à ce que les fournisseurs respectent leurs obligations contractuelles. Comme l’entreprise n’a pas été en mesure de le faire, SPAC a résilié les trois contrats relatifs aux respirateurs KN95 conclus avec l’entreprise pour manquement, et ce, à compter d’aujourd’hui (lundi 3 mai 2021) », a déclaré le porte-parole Jean-François Létourneau dans un courriel envoyé en fin de journée.

« De plus, le Canada a l’intention d’utiliser tous les moyens à sa disposition, y compris tous les recours juridiques possibles, pour recouvrer les paiements anticipés versés au fournisseur », affirme le porte-parole.

Sauf que Tango n’a pas 80 millions de dollars en réserve pour rembourser. Et les chances sont minces que l’usine chinoise retourne l’argent reçu pour produire les masques jugés non-conformes par Ottawa.

Avant l’annonce de la résiliation du contrat, La Presse avait demandé aux dirigeants de Tango ce qui se passerait si on leur demandait de rembourser les sommes reçues du gouvernement fédéral. Marie-Chantal Renaud, la conjointe de Michel Octeau, envisageait un seul scénario.

« On fait faillite. C’est pas plus compliqué que ça », avait-elle laissé tomber.

– Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

Le CHU de Québec poursuit un laboratoire dont les masques ont été saisis

Le CHU de Québec poursuit de son côté un laboratoire privé de Blainville qui a reçu 5,65 millions de dollars du gouvernement parce qu’il disait pouvoir fournir 1 million de masques N95 en un temps record. Plus d’un an plus tard, aucun de ces masques n’a été livré. Le CHU de Québec avait été chargé de coordonner l’approvisionnement en matériel médical du réseau de la santé au début de la pandémie. Vu l’urgence, il a accepté de payer la totalité de la somme à l’avance pour la commande passée auprès du laboratoire Neopharm, à Blainville. L’entreprise disait être capable de faire venir les masques de Chine en deux jours. Neopharm a plus tard révélé que sa cargaison avait été saisie par l’État chinois. Elle était incapable de proposer un produit de remplacement intéressant, selon la poursuite, et elle n’a jamais remboursé un sou. Le CHU demande à la Cour supérieure de forcer l’entreprise à rembourser les 5,65 millions. Neopharm n’a pas répondu aux messages de La Presse. Dans un autre dossier, le Globe and Mail révélait en décembre qu’un juge ontarien avait accepté de geler les fonds d’un fournisseur de cannabis torontois qui avait vendu des masques jugés inutilisables pour le réseau de la santé québécois. Le CHU de Québec réclame 13,5 millions de dollars au fournisseur Tree Of Knowledge. 

Vincent Larouche, La Presse