Le variant du virus qui fait planer le spectre d’une quatrième vague se propage moins vite chez nous qu’ailleurs. Une nouvelle certes réjouissante. Mais des experts préviennent que la province n’est pas « invincible » face au variant Delta, tandis que d’autres craignent que l’on ne sous-estime sa présence.

« On a été chanceux »

Fermeture des frontières, campagne de vaccination accélérée, mesures sanitaires ; bien des facteurs ont empêché le variant Delta de se propager au Québec, où il ne représente que 5 % des nouveaux cas, selon les données officielles. Mais le vent pourrait tourner, préviennent des experts, alors que l’autorisation des voyages non essentiels des États-Unis vers le Canada est imminente.

« On a été chanceux. Le variant Delta s’est introduit ici alors qu’on était en phase de décroissance de la pandémie. On avait donc moins de transmission communautaire et on avait plusieurs restrictions sur les voyages », explique à La Presse le microbiologiste en chef du Laboratoire de santé publique du Québec (LSPQ), le DMichel Roger.

Selon les plus récentes données de l’Institut national de santé publique (INSPQ), à peine 5,3 % des nouveaux cas ont été provoqués par le variant Delta au Québec. Au total, on compte 239 cas recensés pour cette souche, jugée plus contagieuse que la souche originale et les autres variants. Pour l’heure, c’est encore le variant Alpha qui domine, avec plus de 7200 infections détectées.

De son côté, la médecin-hygiéniste en chef adjointe de l’Ontario, la Dre Barbara Yaffe, affirmait la semaine dernière que le variant Delta représentait maintenant 88,6 % des infections dans la province. Les proportions sont comparables en France, en Angleterre, mais aussi en Inde, en Chine, en Australie, au Portugal et en Afrique du Sud, où ce variant est maintenant à l’origine de plus de 75 % des nouveaux cas de COVID-19.

Au Québec, les cas se concentrent actuellement chez les 20 à 39 ans. En effet, ceux-ci représentent les deux tiers des nouveaux cas. Les jeunes adultes présentent le taux de vaccination le plus faible, 30 % n’ayant pas reçu de dose de vaccin contre la COVID-19. Selon le ministère de la Santé et des Services sociaux, 67 % des nouveaux cas depuis quatre semaines se trouvent chez les gens qui n’avaient pas été vaccinés et 29 % chez ceux qui n’avaient reçu qu’une seule dose. Seulement 4 % des cas touchent les gens ayant reçu deux doses.

Une réouverture « prématurée » ?

Le DRoger affirme que c’est aussi la vaccination qui a permis de minimiser la présence du Delta. « On a un très beau taux de couverture, somme toute. Si on se compare à l’Angleterre, qui a commencé fort, mais pour qui administrer la deuxième dose a été plus compliqué, on voit qu’au Québec on a été agressifs », estime-t-il.

Le microbiologiste juge toutefois « prématurée » la décision d’ouvrir les frontières aux Américains pleinement vaccinés le 9 août prochain au Canada, où 83 % des nouveaux cas s’expliquent par le Delta, selon divers médias. « Sachant que de nombreuses personnes ne sont pas vaccinées là-bas, et qu’ils ont beaucoup de ce variant, je me dis que c’est inquiétant. Ça prendrait au minimum un passeport sanitaire », dit-il.

On a réussi à gagner du temps […], mais c’est sûr que le pourcentage du Delta va augmenter au fur et à mesure que l’Alpha va perdre du terrain. Le défi sera de rester le plus bas possible en fonction du nombre total de cas.

Le Dr Michel Roger, microbiologiste en chef du Laboratoire de santé publique du Québec

La Dre Maryse Guay, médecin-conseil à la Direction de santé publique de la Montérégie, précise que les vacances estivales et la diminution des contacts ont probablement contribué à la situation favorable au Québec. Cela dit, « il ne faut pas penser qu’on est invincibles et protégés », prévient-elle. « Ce qu’on n’aura pas eu en ce moment, on va sûrement l’avoir à la rentrée scolaire. »

Même son de cloche chez le DAlexis Turgeon, chercheur et médecin spécialiste en soins intensifs au CHU de Québec-Université Laval. Il affirme lui aussi que la présence moins forte du Delta « s’explique par plusieurs facteurs ». « Il y a certes la vaccination, les restrictions de voyages, mais aussi le fait que les mesures de santé publique ont été assez bien respectées chez nous. Il faut voir comment tout ça va évoluer dans les prochains mois », note-t-il.

Plus sévères et plus contagieux

Le variant Delta est aussi beaucoup plus transmissible que les autres variants identifiés jusqu’à présent. « Il est environ 2,6 fois plus infectieux que la souche originale, indique David Fisman, épidémiologiste et professeur à l’Université de Toronto. Cela signifie qu’il provoquera des épidémies plus importantes et sera plus difficile à maîtriser. »

« Nous constatons que les patients atteints de la souche Delta sont trois fois plus susceptibles d’aller aux soins intensifs et deux fois plus susceptibles de mourir que les patients atteints de la souche originale de SARS-CoV-2 », ajoute l’expert.

C’est que Delta présente plusieurs mutations dans la protéine S, à la surface du virus, dont l’une semble le rendre plus transmissible. Des informations limitées provenant de Chine indiquent déjà que la charge virale des infections Delta peut être jusqu’à 1000 fois supérieure à celle de la souche originale, explique M. Fisman. « Les gens semblent également devenir contagieux plus rapidement avec le Delta », ajoute-t-il.

Ce variant, détecté d’abord en Inde, est présent dans 124 pays et territoires, soit 13 de plus que la semaine dernière, contre 180 (six de plus) pour l’Alpha, mis au jour au Royaume-Uni, 130 (sept de plus) pour le Bêta, identifié pour la première fois en Afrique du Sud, et 78 (trois de plus) pour le Gamma, apparu au Brésil.

Avec Pierre-André Normandin, La Presse, et l’Agence France-Presse

Le protocole de détection des variants critiqué

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Selon certains experts, le criblage devrait pouvoir être réalisé par les établissements de santé eux-mêmes.

Des experts et des médecins s’inquiètent que le Québec sous-estime la présence du variant Delta dans la province, entre autres parce que la plupart des établissements ne seraient pas autorisés à effectuer eux-mêmes le criblage et le séquençage des cas. Autrement dit, lorsque les patients COVID sont admis à l’hôpital, les travailleurs de la santé ne sont souvent pas au courant de la souche à laquelle ils ont affaire.

Si cette réalité ne change pas le travail du personnel dans le réseau, elle soulève toutefois des préoccupations chez des spécialistes et dans certains établissements, qui aimeraient pouvoir réaliser le criblage des cas eux-mêmes. « On ne le sait pas, mais on n’a pas besoin de le savoir, parce que ce sont les mêmes précautions, les mêmes traitements et la même prise en charge », indique le DFrançois Marquis, chef du service de soins intensifs à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont.

Selon lui, le Québec a été relativement épargné du variant Delta « parce que les frontières sont fermées et parce qu’on est pas mal vaccinés », sachant que les personnes complètement vaccinées semblent relativement bien épargnées par les maladies sévères et les décès liés à ce variant.

Mais selon certains experts, le criblage devrait pouvoir être réalisé par les établissements de santé eux-mêmes. « La plupart se sont fait interdire de cribler ou de séquencer les variants dans leurs milieux, et doivent donc envoyer leurs prélèvements au Laboratoire de santé publique (LSPQ). Je me demande si cette mesure est fiable, et si on est réellement à 5 % », affirme à ce sujet Roxane Borgès Da Silva, professeure à l’École de santé publique de l’Université de Montréal (ESPUM).

À l’extérieur des grands centres urbains, je sais qu’il y a plusieurs microbiologistes régionaux qui aimeraient pouvoir cribler et qui, pour l’instant, n’ont pas le droit.

Roxane Borgès Da Silva, professeure à l’École de santé publique de l’Université de Montréal

Comme d’autres, Mme Da Silva croit qu’il serait essentiel de donner ce pouvoir aux établissements avant que le vent ne change et qu’une éventuelle remontée du variant Delta ne survienne. « Il n’y a pas de raisons pour qu’à un moment donné, cette souche ne devienne pas majoritaire comme dans plusieurs pays. On risque, comme dans le cas des autres variants, d’y arriver un jour. Il faut s’y préparer », illustre-t-elle.

Suivre la progression

Le DHugues Loemba, médecin de famille, virologue et professeur à la faculté de médecine de l’Université d’Ottawa, est du même avis : selon lui, il est essentiel de cribler et de séquencer le plus de cas possible.

C’est important de suivre la progression des différents variants, parce que ça nous permettrait de mettre des mesures plus strictes dans les régions où la présence du variant Delta est plus grande.

Le Dr Hugues Loemba, professeur à la faculté de médecine de l’Université d’Ottawa

Le DLoemba affirme que le variant Delta peut causer de grosses éclosions et infecter des régions en entier. « On ne serait pas obligé de remettre les mesures à la grandeur du Québec, mais on pourrait les remettre dans les régions plus touchées pour circonscrire la propagation du variant », insiste-t-il.

Ultimement, l’objectif n’est pas d’arrêter complètement la propagation du variant, mais de ralentir sa progression, afin de laisser le temps à la population de se faire vacciner adéquatement, indique le DLoemba. « On n’est pas une île. C’est sûr qu’on va avoir une vague du variant Delta, mais elle va venir plus tard que les autres pays. » Il soulève par ailleurs que le variant Alpha avait également causé une vague de cas en Grande-Bretagne et en Europe avant d’arriver au Canada, il y a quelques mois.

« C’est certain que le Delta va devenir dominant. C’est écrit dans le ciel. La seule raison pour laquelle ce ne serait pas le cas, ce serait soit qu’on a vacciné tout le monde, soit qu’un nouveau variant arrive et prenne la place du Delta », ajoute à ce sujet le DMarquis.

D’ailleurs, les symptômes d’une infection à la COVID-19 avec le variant Delta ne semblent pas les mêmes que ceux observés avec la souche initiale du virus. La perte d’odorat ne semble plus faire partie des principaux symptômes. Les symptômes s’apparentent plutôt à une grippe, indique le DMarquis. « À ce moment-ci, dans l’hémisphère Nord, il n’y en a pas, d’influenza, alors si quelqu’un a des symptômes grippaux, c’est la COVID-19 », conclut-il.

Séquençage et criblage, quelles différences ?

Le séquençage est la méthode la plus efficace pour identifier les variants préoccupants, puisqu’elle permet d’analyser la génétique complète d’un virus. C’est toutefois un procédé long et coûteux qui ne peut s’effectuer que sur une fraction des cas positifs. Le criblage est une technique plus rapide et à faible coût qui permet de déterminer si les cas positifs sont dus à l’un des variants préoccupants. Si le test au criblage s’avère positif, les autorités sanitaires pourront effectuer un séquençage complet pour déterminer précisément de quel variant il s’agit.