L’aube n’était pas encore levée quand Nathalie* a garé sa voiture dans le stationnement du CHSLD. C’était à la mi-avril. Quelques jours plus tôt, l’histoire d’horreur de la résidence Herron avait pétrifié le Québec.

Nathalie était absolument terrifiée.

Elle n’avait reçu qu’une courte formation, la veille, pour apprendre les bases du travail de préposé aux bénéficiaires en temps de pandémie. La salle était remplie de gens qui, comme elle, n’avaient pas demandé d’être là. « Il y avait un climat de panique et de détresse. »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Psychologues, travailleurs sociaux, orthophonistes, ergothérapeutes et éducateurs spécialisés ont été redéployés d’urgence dans des CHSLD et des résidences privées pour aînés pour travailler comme préposés aux bénéficiaires durant la pandémie. 

Dans la salle, il y avait des psychologues, comme Nathalie, mais aussi des travailleurs sociaux, des orthophonistes, des ergothérapeutes et des éducateurs spécialisés. Tous avaient reçu l’ordre de « délester » leurs dossiers pour être redéployés d’urgence dans des CHSLD et des résidences privées pour aînés.

« On nous a dit : “Vous n’avez pas le droit de dire non. Vous n’avez pas de vacances et vos congés de maladie, on vous avertit, on va les contester.” Les gens n’osaient pas dire un mot. »

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On a beaucoup entendu parler des « héros » qui se sont portés volontaires pour prêter main-forte en CHSLD.

On a beaucoup moins entendu parler de ceux qui se sont fait forcer la main.

Des centaines de personnes n’ont pas eu le choix. Un arrêté ministériel les a envoyées au front de la guerre au coronavirus. La peur au ventre, elles ont rejoint les tranchées au pire moment de la crise.

Ces gens ne se sont pas enrôlés ; ils ont été conscrits.

Je ne vous parle pas des soldats des Forces armées canadiennes que le gouvernement Trudeau s’entête absurdement à vouloir retirer des CHSLD dès la semaine prochaine, malgré les dizaines de résidants qui continuent d’y mourir chaque jour.

Je vous parle des travailleurs du réseau de la santé qui ont dû abandonner leurs propres patients pour se convertir en préposés aux bénéficiaires. Et qui ne savent toujours pas quand ils pourront enfin battre en retraite.

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Il n’y avait personne au CHSLD pour accueillir Nathalie au matin de son premier quart de travail.

Elle a erré dans l’établissement, craignant de se trouver en zone chaude sans le savoir. « T’es qui, toi ? », a-t-on fini par lui demander au détour d’un corridor.

Elle était la nouvelle. La conscrite.

Elle s’était juré de ne pas changer de couches. « Une fois que j’ai été rendue là, ils avaient tellement besoin d’aide que j’ai embarqué. Je me suis prêtée au jeu. J’ai lavé les résidants, j’ai essuyé leurs fesses. C’était extrêmement difficile, exigeant physiquement. »

À la fin de la journée, Nathalie, qui a requis l’anonymat de crainte de perdre son emploi, était exténuée.

Elle a pensé à ses patients, laissés en plan alors qu’ils souffrent d’anxiété, de dépression, de troubles psychotiques. Elle a cru que ça durerait deux semaines, trois à la limite, le temps d’éteindre les feux.

Ça fait presque deux mois.

« Au bout de deux semaines, j’étais complètement découragée. Je me pinçais en me disant : “Je vais me réveiller, un moment donné…” »

Elle s’est dit qu’on la rapatrierait forcément là où elle sait faire : en santé mentale. Là aussi, il y a urgence. « C’est en pleine ébullition, ça va exploser. La liste d’attente ne fait que grossir depuis le début du confinement… »

Elle a l’impression d’avoir abandonné ses patients au moment où ils avaient le plus besoin de son aide.

Et sait trop bien que ce n’est pas juste une impression.

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Des histoires comme celle de Nathalie, la syndicaliste Andrée Poirier en a entendu des tonnes. « Des parents confinés avec des enfants multihandicapés n’ont plus d’aide. Des enfants avec des retards scolaires et des ados anorexiques n’ont plus de soutien. Une multitude de services ne sont pas donnés, actuellement. Ça va causer un ressac incroyable », s’inquiète la présidente de l’Alliance du personnel professionnel et technique du réseau de la santé et des services sociaux.

Nathalie convient qu’il fallait des bras, d’urgence, pour répondre à la crise sanitaire. Mais elle appréhende une autre crise, insidieuse, dévastatrice. Elle croyait pourtant que soigner les blessures de l’âme, c’était aussi un service essentiel.

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Après presque deux mois, une routine s’est installée au CHSLD. Ça ne réconforte qu’à moitié Nathalie. Elle a la désagréable impression d’avoir été catapultée dans les tranchées… puis d’y avoir été oubliée.

Elle enrage de voir le gouvernement faire appel aux services de psychologues du secteur privé pour soutenir les Québécois en détresse… pendant qu’elle lave des planchers et remplit des plateaux-repas.

Pendant que d’autres sont payés à ne rien faire, aussi.

« Un de mes collègues a dû délester ses dossiers en santé mentale, mais n’a jamais été appelé en CHSLD. On lui a dit : “Tu ne prends pas de dossiers, on ne sait pas quand on aura besoin de toi.” Depuis, il se tourne les pouces. »

« Moi, je travaille en CHSLD depuis la mi-avril. Il devrait y avoir un système de rotation parce que les troupes sont épuisées. »

Elle se sent impuissante. Elle aimerait pouvoir mieux aider les vieux résidants. Ou, plutôt, les aider autrement. « La détresse humaine, on est sensibles à ça. On pourrait faire un travail de fond en santé mentale auprès d’eux, mais il y a tellement de besoins… »

Les changements de couche, ça n’attend pas.

Chaque matin, quand elle se gare dans le stationnement du CHSLD, Nathalie soupire : « Je n’en peux plus, je veux retourner à ma vie, à mon travail… »

Elle s’interroge. Combien de temps, encore ?

* Nom fictif