Le masque ? Jamais. C’est ce que je me disais : jamais, pas nécessaire.

Évidemment, l’époque étant ce qu’elle est, je suis allé faire l’épicerie avec un masque vendredi dernier. Pour me protéger. Pour vous protéger. Pour nous protéger. Parce que nous sommes tous ensemble dans cette aventure, groupe !

Ai-je dit masque ? Pardon, il faut dire « couvre-visage ». Pourquoi ? Parce que « masque », au pays où l’on dit « centre hospitalier » quand on pourrait dire « hôpital », c’est pas assez élaboré…

Il y a toute une industrie du couvre-visage qui se développe, qui en fabrique de très jolis, par ailleurs. Comme a dit la ministre Guilbault mercredi, il y en a pour tous les goûts, elle a même dit qu’en matière de couvre-visage, il y avait moyen de trouver chaussure à son pied, ce qui m’a troublé : pourquoi ne pas dire « couvre-pied » ?

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le risque de transmettre le virus simplement en croisant des passants est minime, souligne notre chroniqueur.

Retour au Metro…

À une certaine époque, porter un masque à l’épicerie envoyait un signal clair : hold-up en cours ! Aujourd’hui, le signal, c’est juste que t’as besoin d’une douzaine d’œufs et de levure à pain.

Mais bon, de la levure à pain, n’en cherchez pas, il n’y en a plus nulle part. Merde, arrivé à la maison, masque pas masque, c’est toujours la même chose : j’oublie de quoi, vendredi, c’était les artichauts, alors je suis retourné à l’épicerie et…

Et rendu là, j’avais oublié mon couvre-visage !

Tout le monde me regardait de façon suspecte, en me jugeant, comme si j’étais nu.

Je le porte donc à l’épicerie, quand je ne l’oublie pas. Mais dehors ? Dehors, on se calme. C’est assez sinistre comme ça, tous ces gens masqués.

Mercredi, je marchais sur le trottoir, il n’y avait pas d’arcs-en-ciel promettant un déconfinement qui chante, mais il y avait du soleil, du soleil en masse. Ça ressemblait enfin à mai, mon mois préféré.

Je humais l’air du printemps, les yeux mi-clos, imaginant un monde meilleur et, quand je les ai ouverts, à trois mètres devant moi, marchant dans ma direction, un couple jasait en toute légèreté, comme si la pandémie n’existait pas…

Je dois ici vous dire que je m’efforce de garder les deux mètres de distance…

Sans virer fou.

Je veux dire par là que je ne sprinte pas de l’autre bord de la rue si je me rends compte que je vais croiser quelqu’un sur le trottoir ; ne riez pas, j’ai vu cela de mes propres yeux. L’époque est sinistre, je vous le disais.

Donc, le moment où le couple et moi allons nous croiser approche fatalement, mais je ne m’en fais pas outre mesure…

Le gars lève les yeux.

Me voit.

Il mesure mentalement la distance qui nous séparera au moment du croisement, il se rend compte qu’en cette journée de collecte du recyclage, les rebuts qui bordent le trottoir vont sans doute m’empêcher de bondir à ma gauche…

Et il comprend que nous allons probablement nous croiser à un mètre de distance, pas deux.

Je vois l’horreur dans ses yeux. Je le vois s’imaginant aux soins intensifs, intubé, communiquant par FaceTime avec sa blonde par battements de cils en morse, « Je t’aime, je m’accroche, Chérie, dis à Kiki notre chien-saucisse que je l’aime aussi », tout cela en maudissant le type en chemise bleue qui n’avait pas pu garder les deux mètres, avenue Laurier, l’autre jour…

Mais le gars n’allait pas se laisser bouffer par le virus comme ça, sans se défendre, non, c’était un résilient : d’un geste leste, il a stoppé sa foulée en laissant sa blonde passer, pour se coller sur le mur, en se crispant…

Nous nous sommes croisés, sans un mot, deux paquebots dans un étroit détroit.

J’ai pensé : on capote un peu…

On capote un peu parce que le risque n’est pas là, il est dans la proximité appuyée, à soigner des malades, à piger dans le même sac de chips…

Ce n’est pas moi qui le dis. Je cite la Dre Bonnie Henry, cheffe de la Santé publique de la Colombie-Britannique, province qui a plutôt bien réussi à endiguer la pandémie sur son territoire – il y autant de morts du coronavirus en Mauricie–Centre-du-Québec qu’en C.-B. : « Le risque qu’une personne malade répande le virus en toussant ou en éternuant à l’extérieur, alors que vous la croisez, même à l’intérieur de deux mètres, est négligeable. Ce n’est pas comme ça que le virus se transmet, généralement. On ne dit jamais “jamais”, en médecine, mais le risque est infinitésimal… »

Voilà : infinitésimal.

Alors, je revois le gars, sur le trottoir, son raidissement malgré le risque infinitésimal, je le comprends, je ne le juge pas, on nous a bien conditionnés à avoir peur, peur à mort, peur partout. C’est la posture de cette époque sinistre : crispée.

Je finis cette chronique. Je consulte mes courriels. Et je tombe sur le témoignage d’une employée de résidence pour personnes âgées qui me raconte comment les vieux infectés se mêlent aux vieux pas infectés, dans sa RPA, et qui se demande pourquoi c’est encore possible, en ce 20 mai, sachant tout ce que l’on sait…

Sinistre époque, oui.