Hilda Zlataroff habite au CHSLD Saint-Joseph-de-la-Providence à Montréal depuis neuf ans. Souffrant de démence et ne voyant plus très bien, la dame de 102 ans recevait chaque jour la visite de sa fille, qui l’aidait à boire et à manger. Mais le 14 mars, les visites ont été interdites en CHSLD à cause de la COVID-19. Depuis, l’état de Mme Zlataroff ne fait que se dégrader. Elle a souffert d’une grave déshydratation. Elle est aujourd’hui à l’article de la mort.

« Je vous garantis que si j’avais pu être auprès de ma mère, elle ne serait pas morte de déshydratation », affirme la fille de Mme Zlataroff, Nicole Jaouich.

Mme Zlataroff a fêté ses 102 ans le 20 février. Même si elle souffre de démence, qu’elle n’entend pas et qu’elle ne voit plus très bien, la dame était dans un état plutôt stable, dit sa fille. « Comme toute personne de cet âge, elle avait de bonnes et de moins bonnes journées », dit-elle.

Mme Jaouich se rendait chaque jour depuis six ans au CHSLD pour aider sa mère à s’alimenter. « Ma mère, il faut toujours l’encourager à manger. Il ne faut pas la brusquer. On peut lui dire des choses comme : “Ça ne te tenterait pas de boire un bon petit jus ?” Ça lui prend de la chaleur humaine », raconte Mme Jaouich. Puisque Mme Zlataroff ne voit plus très bien, il faut souvent lui tendre son verre pour qu’elle puisse le boire.

Parfois, une dame de compagnie prenait la relève pour permettre à Mme Jaouich de souffler. 

Ma mère avait quelqu’un avec elle environ huit heures par jour en moyenne. En étant présente, j’étais vigilante. Je remarquais les changements. J’observais ma mère et je le signalais quand ça n’allait pas.

Nicole Jaouich, fille de Hilda Zlataroff

La fin des visites, le début de la dégradation

Mais la COVID-19 a frappé. Pour limiter la propagation de la maladie, les visites ont été interdites en CHSLD le 14 mars. Du jour au lendemain, Mme Jaouich n’a plus été en mesure de jouer son rôle de proche aidante.

Sans l’aide de sa fille, manger et boire est devenu plus difficile pour Mme Zlataroff. Grâce à une caméra placée dans la chambre de sa mère, Mme Jaouich a été témoin de la lente dégradation de son état.

Elle a pu voir que certaines journées, un plateau-repas était déposé devant sa mère, qui n’y touchait pas. Le préposé revenait le chercher sans qu’on y ait touché. « Ma mère, on peut mettre des verres devant elle. Mais elle ne voit pas ! Si on ne l’aide pas, elle ne les prend pas parce qu’elle ne voit pas », soutient Mme Jaouich.

À distance, cette dernière a tenté d’intervenir. Elle appelait beaucoup pour prendre des nouvelles, poser des questions et proposer des solutions. 

Le personnel était complètement débordé. Plus que d’habitude. Quand on appelait, on voyait qu’on dérangeait parce qu’il avait à faire.

Nicole Jaouich, fille de Hilda Zlataroff

Dimanche dernier, Mme Jaouich constate que l’état de sa mère, qui se dégrade sans cesse, est grave. Elle prend une capture d’écran de sa caméra et l’envoie au coordonnateur du CHSLD. Ce dernier réagit promptement. « Il a été très efficace et à l’écoute », relate Mme Jaouich, qui a été invitée à visiter sa mère. Mais règles de la pandémie obligent, la visite a duré 10 minutes : « En la voyant, j’ai eu le cœur broyé de la voir si amaigrie. Affaiblie. Elle avait la respiration rapide. Je lui ai parlé. Je lui ai dit que je ne l’abandonnerais pas. Je lui ai dit de se reposer. Qu’elle avait été très courageuse. Qu’elle pouvait aller rejoindre mon père et ses proches. Je lui ai fait mes adieux. »

Déshydratation sévère

Lundi, Mme Zlataroff a reçu la visite d’un médecin. « On m’a dit que ma mère était complètement déshydratée et que son taux de sodium était très élevé. Que ses reins ne fonctionnaient presque plus », indique Mme Jaouich. Un soluté a été installé à la patiente. On lui a prescrit de la morphine.

PHOTO FOURNIE PAR NICOLE JAOUICH

Hilda Zlataroff, le 21 avril

Depuis, Mme Jaouich assiste à distance à l’agonie de sa mère. Mercredi, Mme Jaouich a pu visiter sa mère encore pour 10 minutes. Elle sait que ce n’est maintenant qu’une question d’heures avant que son décès ne survienne. « Ma mère souffre. Elle ne termine pas sa vie sereinement. Les gens ont le temps de lui humecter les lèvres juste une fois par jour… »

Mme Jaouich est en colère : « Je ne pardonnerai jamais au gouvernement d’avoir interdit la visite des proches aidants. Il savait que le réseau n’avait pas les bras dont il avait besoin. On a laissé entrer n’importe quel employé. Une journée, ils allaient dans un site infecté. Le lendemain, ils venaient ici. Pourquoi n’a-t-on pas plus intégré les proches aidants ? »

Une problématique universelle

Avocat spécialisé dans la défense des droits des patients, MPatrick Martin-Ménard estime que la situation vécue par Mme Jaouich est « universelle ». « Dès le départ, les aidants naturels étaient l’un des piliers qui permettaient au réseau dysfonctionnel des CHSLD de ne pas s’effondrer. Je ne peux pas comprendre que les gestionnaires n’en aient pas tenu compte », dit-il. MMénard déplore que l’on traite actuellement les proches aidants comme du « matériel radioactif ».

Pour Me Ménard, il est « clair que dans la situation actuelle, il y a à travers le Québec des gens qui meurent de soif et de faim » parce que leurs proches aidants ne sont plus à leur chevet. 

« C’est inacceptable qu’on tolère ça », dit-il.

Depuis le 16 avril, certains proches aidants peuvent aller visiter leurs proches hébergés à certaines conditions précises.

Consultez les différentes conditions

Mais pour MMénard, cette ouverture est encore bien trop timide. « On leur a entrouvert la porte [aux proches aidants]. Mais c’est encore bien trop difficile d’y avoir accès », dit-il.

Le CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal, dont relève le CHSLD Saint-Joseph-de-la-Providence, assure être « en mesure d’offrir tous les soins requis pour les résidants qui n’ont pas la COVID ». La porte-parole Marie-Hélène Giguère affirme que les patients en fin de vie ont droit à « un suivi très serré de médecin » et que « plusieurs visites peuvent être autorisées » pour la famille. « On reconnaît la contribution des proches aidants », affirme Mme Giguère, qui dit que le CIUSSS travaille sur des directives pour prévoir le retour de ceux-ci dans les établissements. Les nouvelles directives sont attendues pour la semaine prochaine.

Jeudi, Mme Jaouich a fait une demande pour pouvoir être au chevet de sa mère plus de 10 minutes. Elle était en attente d’une réponse au moment où nous écrivions ces lignes.

« Ce que je vis, beaucoup de gens le vivent. Ça démontre la désorganisation totale du système. On avait parlé de maltraitance organisationnelle. C’est à ça qu’on assiste. »

Consultez la liste détaillant la situation dans les CHSLD

Plainte à la Commission des droits de la personne

Le Conseil pour la protection des malades a déposé jeudi une plainte auprès de la Commission des droits de la personne pour « discrimination et exploitation des personnes âgées, vivant ou ayant vécu dans un CHSLD ou dans une résidence pour personnes âgées, depuis le début de la crise du COVID-19 ». Dans sa plainte, le Conseil écrit que le gouvernement « aurait dû savoir que la majorité des décès COVID frappait les CHSLD et les résidences pour personnes âgées ». Le Conseil estime que des « milliers de personnes hébergées […] ont ainsi été maltraitées, négligées » et que « plusieurs sont décédées alors que le gouvernement, les autorités sanitaires, les CHSLD et des résidences pour personnes âgées les ont exploitées et violées dans leurs droits fondamentaux ».