Avant même que François Legault ne lance son appel à l’aide aussi tonitruant que controversé aux médecins cette semaine, beaucoup de soignants étaient déjà sortis de leur zone de confort pour prêter main-forte à leurs collègues. Des médecins et infirmières d’hôpital se sont retrouvés en CHSLD ou aux soins intensifs. Certains sont même sortis de leur retraite. Portraits de cinq soignants qui ont répondu présent en temps de crise. 

La Dre Amélie Larocque, médecin de famille : « C’est vraiment l’inconnu »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND

La Dre Amélie Larocque, du Groupe de médecine familiale universitaire de Verdun

À 14 h, le 7 avril, une collègue de la Dre Amélie Larocque a reçu un appel bouleversant de la haute direction du CIUSSS local.

Un appel qui allait chambouler l’ensemble de l’équipe du Groupe de médecine familiale universitaire (GMF-U) de Verdun, dont fait partie la Dre Larocque.

« Il y a des usagers dans des CHSLD du secteur qui risquent de ne pas manger, de ne pas recevoir leur médication ni être changés de couche ce soir, a expliqué la haute direction du CIUSSS à cette collègue gestionnaire. Envoyez-moi tout votre personnel disponible dès CE SOIR. »

Cela faisait deux semaines que la Dre Larocque et son équipe travaillaient sans relâche à mettre sur pied une clinique d’évaluation pour les patients atteints de la COVID-19. Le but, c’est que ces patients infectés ou soupçonnés de l’être n’aient pas à se présenter aux urgences de l’hôpital pour voir un médecin.

Après avoir travaillé « 100 heures » la première semaine, la Dre Larocque « attendait la vague ». La clinique était prête. Mais la vague n’arrivait pas.

« On se préparait à recevoir 150 patients sur rendez-vous par jour, mais ce n’est pas ça qui est arrivé du tout, décrit-elle. On en a reçu quelques poignées. »

Puis le téléphone a sonné. La vague venait de frapper ailleurs. Les CHSLD du secteur avaient besoin d’aide. Et vite. Pas dans quelques jours. Non. Dans quelques heures.

La Dre Larocque a réuni son équipe – une quinzaine d’infirmiers et des travailleurs sociaux – pour les réaffecter in extremis de la clinique aux CHSLD en question.

C’était tellement crève-cœur de les réaffecter comme ça, sans préavis, dans un milieu inconnu en pleine crise. Ils ont accepté, la peur au ventre, mus par un courage indescriptible.

La Dre Amélie Larocque, au sujet des membres de son équipe 

Ce soir-là, la Dre Larocque est montée au front à leurs côtés. « Je ne pouvais pas leur demander d’y aller et de mon côté rester dans mon bureau à gérer des horaires, je me suis dit : je vais changer des couches s’il le faut. »

Depuis ce jour-là, la Dre Larocque prête main-forte comme médecin dans les CHSLD de son territoire. Ils sont 450 médecins de famille comme elle à avoir offert d’être réaffectés dans les CHSLD, les résidences intermédiaires et les résidences pour personnes âgées de la province.

« Ce n’est vraiment pas ma pratique habituelle, explique celle qui partageait sa tâche entre de l’enseignement dans le GMF-U, du suivi en première ligne de malades chroniques et de la gynécologie. Je n’étais pas entrée dans un CHSLD depuis ma résidence. »

Des décisions « extrêmement difficiles »

Depuis, chaque matin, lorsque la Dre Larocque passe la porte d’un CHSLD, « c’est vraiment l’inconnu ». Elle doit se familiariser avec le dossier des patients ; épauler des infirmières débordées ; annoncer aux familles de mauvaises nouvelles.

Ces jours-ci, ses collègues et elle prennent des décisions médicales « extrêmement difficiles », raconte-t-elle. 

La tâche est lourde, très lourde même pour les médecins qui pratiquaient déjà en CHSLD.

La Dre Amélie Larocque

Plusieurs patients sont sous curatelle. Lorsqu’ils sont infectés, doivent-ils être transférés à l’hôpital et intubés ? C’est au médecin de décider. « Souvent, ça va leur faire plus de tort que de bien », décrit la Dre Larocque, qui est confrontée à des dilemmes éthiques ces jours-ci. La médecin de famille puise son courage pour passer à travers la crise, dit-elle, dans celui de son équipe d’infirmiers et de travailleurs sociaux qui ont levé la main le premier soir. Et qui lèvent encore la main jour après jour malgré l’inconnu.

Hélène Caron, infirmière à la retraite : « Je ne pensais jamais reprendre du service »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Hélène Caron, infirmière à la retraite

Après une carrière de 30 ans à l’unité des soins intensifs de l’hôpital du Sacré-Cœur de Montréal, l’infirmière Hélène Caron a pris sa retraite l’an dernier avec le sentiment du devoir accompli.

« Je ne pensais jamais, mais vraiment jamais reprendre du service », dit la femme de 61 ans.

Elle se disait cela jusqu’à ce que la pandémie frappe le Québec – et particulièrement Montréal – de plein fouet.

Dès que le site jecontribuecovid19.gouv.qc.ca a été créé, elle a posé sa candidature. 

J’étais incapable de rester les bras croisés. Fallait que mes compétences servent.

Hélène Caron, infirmière retraitée

Avant même qu’elle ne reçoive des appels de CISSS et de CIUSSS – elle en recevra plusieurs par la suite –, son ancien hôpital lui a téléphoné. Dès le retour de la semaine de relâche, l’hôpital savait qu’il aurait besoin de renfort aux soins intensifs.

En temps normal, à Sacré-Cœur, il y a 36 lits de soins intensifs. Cette semaine, l’hôpital en a ouvert 14 de plus pour grimper à 50. Le plan d’urgence prévoit qu’il pourrait y en avoir jusqu’à 85.

Dans cette unité névralgique, le ratio est d’une infirmière pour deux patients – parfois même pour un seul. « C’est un travail très exigeant, tant physiquement que mentalement, tu dois être toujours hypervigilant ; être en mesure de prendre des décisions rapides », décrit l’infirmière retraitée.

Solidarité 

Un an presque jour pour jour après avoir pris sa retraite, donc, elle remet les pieds sur l’étage. Ses anciens collègues sont à la fois surpris et heureux de la voir revenir offrir son aide.

La peur de contracter la COVID-19 ne la freine pas. « On est bien protégés », dit-elle.

L’atmosphère « spéciale » qui règne à l’hôpital ces jours-ci la motive à continuer. « Je n’ai jamais vu, en 30 ans de carrière, une telle solidarité, décrit Mme Caron. Du préposé à l’entretien ménager au médecin, tout le monde donne tout ce qu’il a pour sortir de la crise. »

Le Dr Hoang Duong, spécialiste de la médecine interne : Une « chaîne de mobilisation »

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Le Dr Hoang Duong, spécialiste de la médecine interne à l’hôpital Pierre-Le Gardeur, à Terrebonne

À l’hôpital Pierre-Le Gardeur à Terrebonne, il y a quatre intensivistes pour soigner les patients les plus malades, les plus fragiles de tout l’hôpital. En raison de la pandémie, le nombre de lits aux soins intensifs y a été doublé, passant de 8 à 16, doublant du même coup la charge de travail de ces médecins spécialistes.

Depuis le début de la crise, en équipe de deux, ces quatre intensivistes se relaient jour et nuit. Dans ce contexte, les risques d’épuisement et de tomber malade sont grands. C’est ici que l’opération délicate du grand redéploiement au sein même de l’hôpital s’enclenche.

Prendre le relais

« Mes collègues intensivistes sont très dévoués, mais ils restent humains », raconte le DHoang Duong, spécialiste de la médecine interne qui, avec d’autres collègues, s’apprête à prendre le relais aux soins intensifs pour leur donner du répit.

Comme les internistes vont prêter main-forte aux soins intensifs, ils vont délaisser les soins aux étages. Ce sont alors leurs collègues cardiologues, gériatres et gastroentérologues qui seront responsables des hospitalisations. « Chaque fois qu’une équipe se mobilise pour aller soigner dans un domaine qu’elle connaît moins, ça génère du stress », décrit le Dr Duong. 

On met à jour nos connaissances ces jours-ci pour être le plus prêts possible.

Le DHoang Duong

Le Dr Duong est impressionné par cette « chaîne de mobilisation » dans son hôpital. « On est confiants d’arriver à soigner tout le monde, mais c’est un optimisme prudent. Les mesures de confinement doivent continuer à être respectées si on veut y arriver », plaide le médecin spécialiste.

La Dre HélènE Lord, médecin spécialiste à la retraite : « Il faut être solidaires »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

La Dre Hélène Lord, médecin spécialiste à la retraite

Au retour de la relâche, la Dre Hélène Lord était à la retraite depuis trois mois à peine.

L’hôpital Maisonneuve-Rosemont (HMR), où elle a pratiqué les 11 dernières années en médecine interne, avait besoin d’elle d’urgence. Une collègue venait d’être mise en quarantaine, possiblement infectée par la COVID-19.

Et la moitié du service de médecine interne de HMR était déployé à temps plein aux soins intensifs pour soigner les patients atteints de la COVID-19 les plus mal en point, en plus des autres cas graves.

La médecin de 56 ans a dû prendre sa retraite prématurément en raison d’une invalidité chronique. Même si elle craint que sa compagnie d’assurance voie son retour à l’hôpital d’un mauvais œil, elle sent que son devoir était d’épauler ses collègues au front.

« Mes collègues sont fatigués, dit-elle. Il faut être solidaires. »

Ainsi, la médecin fait le suivi par téléphone auprès des patients atteints de la COVID-19 qui obtiennent leur congé de l’hôpital. Elle leur téléphone dans la semaine suivant leur sortie.

« Normalement, pour un patient qui a une pneumonie, on fait un suivi à l’hôpital six à huit semaines plus tard, explique-t-elle. Alors que pour les patients COVID, le suivi est très serré. » 

Si je perçois de l’inquiétude, je les rappelle deux ou trois fois. Les patients sont excessivement reconnaissants.

La Dre Hélène Lord

La Dre Lord est frappée par le nombre de patients avec des problèmes de santé mentale qui se sont présentés aux urgences de son hôpital infectés par le coronavirus. « Ils ont beaucoup de difficulté à suivre les consignes de quarantaine et se retrouvent souvent avec plusieurs personnes, raconte-t-elle. C’est souvent plus fort qu’eux, ils sont juste incapables de pratiquer la distanciation sociale. »

Patients vulnérables

La vulnérabilité de certains patients la touche droit au cœur. Comme cette femme de 81 ans qui a obtenu son congé après quelques jours d’hospitalisation. « Elle a un seul fils qui habite en région et qui ne peut se déplacer en raison de l’interdiction de changer de région. Elle habite seule dans un appartement, non pas en résidence, et elle est confinée chez elle, décrit la médecin. Aucune famille proche pour lui apporter l’épicerie, pour faire ses commissions, etc. » La médecin l’a sentie en détresse au téléphone et a signalé son cas au CLSC pour qu’elle reçoive des services d’aide.

La Dre Lord appelle ainsi une vingtaine de patients par jour, parfois plus. « C’est dans ma nature d’être solidaire », lâche-t-elle. Dans le contexte, la retraite attendra.

Vanessa Lafleur, infirmière auxiliaire : « Je ne me suis jamais sentie aussi utile »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Vanessa Lafleur, infirmière auxiliaire

Depuis un mois, l’infirmière auxiliaire Vanessa Lafleur s’est transformée en pompière qui éteint des feux. Et le brasier est de plus en plus gros.

Toujours volontaire – et « sans jamais perdre sa bonne humeur », nous souligne une collègue –, la femme de 32 ans a d’abord été transférée du groupe de médecine de famille (GMF) où elle travaille en temps normal à la clinique de dépistage COVID-19 de la Place des Arts.

C’était sa première mission comportant un certain risque.

Puis, après une semaine, on l’envoie dans une clinique d’évaluation pour les patients atteints de la COVID-19 mise sur pied par son GMF (Verdun). Elles sont six infirmières auxiliaires à attendre un tsunami de patients. Mais finalement, il n’y en a presque pas qui consulteront.

Des malades confus et apeurés

L’infirmière auxiliaire sera déployée à nouveau ; cette fois-ci, en pleine « zone de guerre ». Celle qui n’avait jamais travaillé en CHSLD de sa vie atterrit à l’étage COVID-19 d’un CHSLD de son secteur.

On a regroupé à cet étage toutes les personnes âgées atteintes de démence ou qui vivent avec une déficience intellectuelle qui ont contracté la COVID-19. Les patients sont confus, apeurés et très malades.

« Je ne me suis jamais sentie aussi utile. La clientèle est tellement vulnérable », décrit la jeune femme.

Prendre la pression d’un seul patient peut lui prendre 15 minutes parce qu’il ne comprend rien à ce qui se passe. « Les patients n’ont pas pu emporter leur doudou avec eux à cause des risques de contagion alors que c’est l’objet qui les réconforte d’habitude », explique l’infirmière auxiliaire. 

[Les patients] ne sont pas sur leur étage habituel. Ils sont soignés par des inconnus. Ils n’ont plus aucun repère.

Vanessa Lafleur, infirmière auxiliaire

La plupart du temps, ils refusent de manger ou de prendre leurs médicaments.

L’infirmière auxiliaire ne fait pas cette description pour se plaindre de la lourdeur de la tâche. Non, au contraire, c’est exactement pour cette raison qu’elle a choisi son métier : pour aider. « J’étais préposée aux bénéficiaires et, après avoir eu un enfant, j’ai décidé de retourner aux études, parce que j’adore la relation patient-soignant », dit-elle.

Les journées sont éreintantes, bien sûr, et elle les passe couverte des pieds à la tête d’équipement de protection. « On ne boit pas, on ne mange pas et on ne va pas aux toilettes en dehors de nos pauses pour diminuer les risques de se contaminer », raconte-t-elle.

Parfois, sur l’étage, entre collègues, ils se font des blagues sur qui tiendra le plus longtemps sans aller aux toilettes ou sans boire. « On rit pour ne pas se mettre à pleurer », dit la jeune femme qui louange l’équipe – infirmières, préposés aux bénéficiaires, préposés à l’entretien, médecins – qu’elle côtoie depuis quelques jours.

« Il n’y a plus de tâches qui tiennent. Quand j’ai fini ma tournée de médicaments, si je peux aider en changeant la culotte d’un patient ou en en faisant manger un autre, je le fais, décrit-elle. Et tout le monde pense de la même façon. »