Difficile de raconter la révolte des femmes iraniennes quand les frontières sont fermées aux journalistes. L’anthropologue et chercheuse Chowra Makaremi a cartographié les mouvements révolutionnaires des derniers mois et nous les raconte dans un livre qui permet de mieux comprendre ce qui se joue en Iran, au-delà des symboles et des formules toutes faites. Entretien.

Pour qui avez-vous écrit ce livre ?

Au début, j’avais besoin d’organiser mes idées, de comprendre ce qui était en train de se passer parce que tout le monde disait : cette fois, c’est différent. C’était vraiment la phrase qui revenait dans toutes les bouches. L’Iran est un pays très opaque, c’est très compliqué d’avoir des informations exactes sur l’état de la situation. En France, quand on voit des femmes iraniennes qui brûlent leur voile, on dit : ça y est, les femmes iraniennes se sont enfin réveillées, elles ont enfin compris qu’elles avaient été opprimées ! Elles sont en train de se libérer. Mais ce qui est en train de se passer est multiple, et j’essaie de l’expliquer dans mon livre.

Vous expliquez que ce mouvement n’est pas spontané, qu’il s’inscrit dans une suite de révolutions…

Il faut sortir de cette idée que la société iranienne était tout acquise à la République islamique et que soudain, elle se réveille. Il y a eu trois autres révoltes avant celle-ci, il y a toute une décennie de résistance. Faire l’histoire de la répression et de la résistance sur le temps long permet d’essayer de comprendre, à mon avis, ce qu’est le courage politique. Le courage n’est pas une vertu intrinsèque qu’une personne possède. C’est un rapport à l’action, une économie des valeurs et des émotions qui fait qu’à un moment, ce qui nous semble important va nous permettre de surmonter nos peurs et de collectivement déchirer le rideau de la peur. Il y a des moments où le courage politique redevient une affaire collective. Il me semble qu’au Canada ou en France, ou partout ailleurs dans le monde, on est face à des défis environnementaux, des fascismes qui montent…

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

L’anthropologue et chercheuse Chowra Makaremi

On a besoin d’aller s’inspirer, d’apprendre de cette révolte iranienne et d’essayer de voir ce qu’on peut en retenir comme leçon politique.

Chowra Makaremi

Vous écrivez que les Occidentaux interprètent mal le rejet du voile par les Iraniennes ?

Le mouvement féministe iranien n’a pas commencé en 2022. Pendant au moins 15 ans, il a été le plus puissant de la société civile iranienne. Il a été très fort au début des années 2000 puis a été réprimé à la fin de cette décennie. Ensuite, les féministes sont allées irriguer d’autres mouvements. Elles sont devenues écologistes, défenseuses des droits des enfants, militantes du mouvement vert, leaders des mouvements étudiants… Elles avaient des méthodes de ce que j’appelle la « guérilla civile », des façons stratégiques de lutter contre un État dont on connaît la violence. On va donc toujours s’opposer à un niveau un tout petit peu en dessous de là où on pourrait être exposé à une répression trop violente. C’est pour ça que dans les années 2000, elles n’ont pas demandé l’arrêt du port du voile. Mais en 2022, la société s’est mise à refaçonner son discours en disant que la demande d’égalité politique était la condition sine qua non de notre liberté à toutes et à tous. C’est ce qui rend ce mouvement révolutionnaire, à mon avis. On ne dit pas seulement « À bas la dictature ! À bas la République ! ». On propose un projet de liberté qui rallie tous les fragments de la société.

Que faut-il comprendre, alors, quand les femmes brûlent leur voile devant les caméras ?

La notion de ligne rouge est très importante pour comprendre le fonctionnement du pouvoir iranien et de la dictature iranienne. Les lignes rouges, ce sont les frontières de l’espace public et politique qui ne sont pas négociables et qu’il ne faut pas aller chercher si on ne veut pas de problèmes. On peut avoir l’illusion de vivre dans une société relativement libre, mais dès qu’on s’en prend à ces frontières, on a une répression extrêmement violente qui s’abat. Le port du voile obligatoire, c’est une ligne rouge et quiconque la confronte se met en danger. C’est l’équivalent de confronter directement l’État.

Pendant des années, les féministes et les femmes ont lutté à l’intérieur des lignes rouges en essayant de négocier des marges de respiration, en essayant d’améliorer leurs conditions là où il y avait des marges de manœuvre. Retirer son voile et le brûler, c’est renverser cette position en disant : on ne peut pas réformer ce système et, donc, on va s’attaquer à la ligne rouge. C’est un acte de défiance.

Chowra Makaremi

Dans ce contexte, quel est l’impact du prix Nobel de la paix remis à Narges Mohammadi ?

En l’espace de 20 ans en Iran, deux femmes ont remporté le prix Nobel de la paix pour leur lutte féministe. Ça montre bien cette généalogie dont je parlais. En 2003, Shirin [Ebadi] est voilée sur toutes les photos. Elle symbolise cette lutte à l’intérieur des lignes rouges dont je parlais. Narges Mohammadi, elle, reçoit son prix Nobel depuis l’intérieur de la prison. Elle est en grave danger parce qu’elle a besoin d’examens médicaux et comme elle refuse de mettre le voile pour se rendre à l’hôpital, elle n’y est pas transférée.

PHOTO ARCHIVES FAMILLE MOHAMMADI, FOURNIE PAR REUTERS

Une photo non datée de la militante iranienne des droits de l’homme Narges Mohammadi, qui a reçu le prix Nobel de la paix le 6 octobre dernier.

Ces deux figures permettent de voir en 20 ans comment la lutte des femmes s’est radicalisée et est devenue un mouvement révolutionnaire. Le prix Nobel a apporté des munitions au type d’armes qu’utilise ce mouvement révolutionnaire féministe. C’est important.

Une anthropologue, en principe, ça va sur le terrain. Comme ce n’était pas possible, comment avez-vous fait pour rassembler toutes ces informations ?

Il y a les réseaux sociaux, bien sûr. Et tout ce que permettent les nouvelles technologies. J’ai demandé à des personnes de m’envoyer des messages vocaux quand ils ou elles en avaient envie. J’ai aussi été dans les chambres de discussion, ces espaces d’échanges sur X ou Clubhouse. J’ai trouvé des espaces extrêmement focalisés, par exemple comment fabriquer des frondes à partir de sondes médicales, dans quelle pharmacie à Téhéran on peut encore avoir accès à des seringues, etc. Bref, il y avait tout un savoir-faire extrêmement localisé de l’insurrection qui se transmettait dans ces espaces. Ensuite, c’était important de les rassembler comme un puzzle et d’en faire un récit collectif.

Les propos recueillis ont été remaniés par souci de concision.

Extrait

« Il y a le feu à la prison d’Evin. On ne comprend pas ce qui se passe, rien n’est clair : uniquement des rumeurs, des images de feu, des vidéos où l’on entend des détonations en série (une dizaine), les vitres de la maison avoisinante d’où est filmé l’incendie qui explosent, des rafales de tirs. D’autres vidéos filmées au milieu de la nuit ; une foule s’est rassemblée devant le bâtiment, elle crie de libérer les prisonniers, elle crie “À bas le dictateur !”. […] J’ai passé la nuit collée à mon téléphone portable. Des spaces de discussion se sont ouverts sur Twitter : d’anciens prisonniers politiques échangent avec celles et ceux qui sont en route vers Evin. »

Qui est Chowra Makaremi ?

Née en Iran, Chowra Makaremi vit en exil à Paris. Chercheuse, anthropologue, réalisatrice, elle est diplômée de l’Institut des sciences politiques de Paris et de l’Université de Montréal. Sa mère et sa tante ont été emprisonnées et assassinées par le régime iranien. Elle raconte la vie de sa famille dans le film Hitch, sorti en 2019.

Femme ! Vie ! Liberté !

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Éditions La Découverte

342 pages