Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à l’auteur et éditeur Stéphane Dompierre.

Ma copine et moi sommes récemment devenus propriétaires d’un petit duplex dans Rosemont. (Un miracle, oui, je sais.) Nous avons emménagé en hiver, nous n’avions donc pas à nous préoccuper du terrain. Nous sommes sur un coin de rue, alors ce terrain s’étale devant la maison et sur le côté.

Mine de rien, ça fait beaucoup de terrain.

Là où nous habitions avant, l’aménagement paysager typique était une ruelle avec quelques bacs à fleurs abandonnés, de l’herbe à poux, des boules épineuses qui collent au bas de pantalons et des grandes feuilles molles envahies de pucerons.

Ici, quand le printemps est arrivé, nous avons découvert les superbes vivaces autour de la maison. Ça a poussé de partout, sans que nous ne fassions rien, et ça tombe bien puisque nous ne savons rien faire. Nous croisons les doigts pour que les vivaces restent vivaces longtemps et fassent croire au voisinage que nous sommes des experts en paysagement.

Mais il y a aussi du gazon. Beaucoup de gazon. Ma blonde et moi le regardions pousser, cachés à l’intérieur derrière les rideaux.

Ma blonde murmurait « C’est bon pour les abeilles, non ? ». Je renchérissais avec un « C’est bon pour la planète, non ? » tout aussi peu assumé. Parce que nous avons du gazon, mais aussi des voisins. Des gens qui semblent avoir beaucoup de temps pour s’occuper de leur terrain. C’est bien beau, les abeilles, mais il y a aussi la pression sociale. Nous n’avons pas envie d’avoir l’air des nouveaux voisins dégueulasses, qui d’abord n’entretiennent pas leur terrain, ensuite y laissent traîner des débris de construction et des carcasses de voiture, puis finissent carrément par y enterrer des cadavres.

Et donc le gazon pousse et pousse, et nous découvrons que le petit maudit ne s’arrête pas à la hauteur maximale prévue par l’arrondissement qui, dans Rosemont, est tout de même de 30 cm. (Section I, article 4 du Règlement sur la propreté. Oui, le gazon est régi par les autorités.)

Encouragés par les sourcils en l’air et les grimaces des passants, mais aussi parce que nous refusons de vivre comme des hors-la-loi, de devenir les Bonnie and Clyde de la pelouse, nous décidons de nous attaquer au problème. La tâche n’a rien d’insurmontable ; ce n’est tout de même pas les jardins du château de Versailles.

Comme équipement, nous avons une paire de ciseaux et une débroussailleuse bon marché qui fait de drôles de bruits. Après un premier test, nous constatons que ça ne fonctionnera pas. Il nous faut de l’artillerie lourde. Nous passons à la quincaillerie et revenons, tels de glorieux conquérants, armés d’une tondeuse ainsi que d’une rallonge. Parce que oui, la vie est ainsi faite : une tondeuse à fil, ça vient seulement avec deux pieds de fil.

Ma blonde a tondu le gazon pendant que j’arrachais un truc par-ci (est-ce une mauvaise herbe ?), ramassais un vieux gobelet de chez Tim par-là. Je croyais que nous allions tuer cette machine en l’envoyant rouler dans des herbes qui nous arrivaient aux genoux, mais elle nous a remis ça à 5 cm. Un vrai miracle. Par-dessus le bruit de la tondeuse, nous pouvions presque entendre les soupirs de soulagement et les applaudissements des voisins.

Et parce que nous avons fait ça un samedi ensoleillé, la partie de la pelouse la plus exposée au soleil a brûlé en quelques heures. Nous avons pris un moment pour admirer notre belle pelouse calcinée, conforme aux règlements, conforme à la pression sociale des terrains parfaits tout autour, et une question nous est venue aux lèvres : du gazon, à quoi ça sert ?

Pourquoi ne laissons-nous pas la nature reprendre ses droits sur nos terrains, qui, devant les maisons, ne servent absolument à rien ? Pourquoi n’encourageons pas ceux et celles qui ont du temps pour l’entretenir d’y faire pousser des herbes, des fruits, des légumes ? Des choses utiles ?

Nous regardons cette pelouse et elle devient peu à peu le symbole de quelque chose de plus grand : l’inaction des gouvernements en matière d’environnement, le conformisme de la société, qui cède à la pression sociale au détriment des besoins alimentaires.

Pour le bien de notre précieuse pelouse, il faudrait aussi l’arroser à l’occasion. Mais notre adaptation aux normes sociales s’arrête là. Nous n’allons pas gaspiller une ressource qui devient de plus en plus rare pour une pelouse. Nous allons encore moins y répandre des produits chimiques pour qu’elle gagne des concours de beauté. Qu’elle crève !

Cette pelouse nous donne envie de devenir anarchistes et de regarder le pollen de certaines fleurs qui y poussent, considérées comme des mauvaises herbes, aller se répandre sur les pelouses du voisinage. Dans 10 ans, problème réglé : plus de gazon, rien que des fleurs sauvages. Des pelouses punk.

Nous ne nous en vantons pas trop, mais nous avons un petit peu hâte que revienne l’hiver.