Cet été, Contexte invite ses lecteurs à refaire le monde en compagnie d’un chroniqueur et d’une personnalité. Marc Cassivi a suivi la comédienne et cinéaste Monia Chokri dans la Petite Italie, jusqu’au marché Jean-Talon, pour discuter du discours percutant qu’elle a livré en marge de la présentation de son plus récent film au Festival de Cannes, de la séparation entre l’œuvre et l’artiste et de la montée inquiétante de l’extrême droite.

Le pouvoir de l’affect

Monia Chokri revenait de vacances en Sardaigne. Aussi, même si nous habitons le même quartier, elle avait envie que l’on se donne rendez-vous dans la Petite Italie et qu’on se promène au marché Jean-Talon. « J’ai l’impression de prolonger mon voyage », a-t-elle dit, après avoir commandé un café, rue Dante.

Je venais de voir son plus récent long métrage, Simple comme Sylvain, présenté en mai en sélection officielle au Festival de Cannes, que mon regretté collègue et ami Marc-André Lussier a décrit comme son meilleur film. Je suis d’accord.

Simple comme Sylvain, qui doit prendre l’affiche le 22 septembre, est un film sur l’amour, le couple, le désir féminin. L’histoire d’un coup de foudre entre une prof de philosophie (Magalie Lépine-Blondeau) et un entrepreneur en construction (Pierre-Yves Cardinal). Une intello de la ville et un manuel de la campagne.

C’est aussi un regard sur les clivages sociaux et le mépris de classe. « C’était l’un des buts du film de m’autocritiquer, dit-elle. Est-ce que j’ai cette ouverture d’esprit ? Pour faire partie d’un milieu, il faut embrasser un certain discours. L’être humain est grégaire. Qu’on soit dans un milieu écolo ou féministe, il y a des espèces de codes qu’on ne dépasse pas. »

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Marc Cassivi discute avec Monia Chokri au marché Jean-Talon

Monia Chokri a le courage de ses convictions et de ses prises de parole. J’avais envie de lui parler du discours qu’elle a livré à Cannes, en marge de la présentation de son film, à propos de l’importance de fabriquer des œuvres dans un climat de bienveillance.

« Je pense que le génie, c’est de faire un chef-d’œuvre, mais en étant quelqu’un de bon, de bienveillant, à l’écoute. Et ces qualités n’empêchent en rien de créer du sublime. Au contraire », avait déclaré l’auteure-cinéaste en mai. « Ceux qui ont un certain pouvoir ont la responsabilité de faire en sorte que les gens autour d’eux se sentent bien », avait-elle ajouté, avant de conclure qu’« aucune œuvre ne justifie que l’on brise des gens ».

« Tu parlais du mythe du génie masculin...

— Je n’ai pas spécifié qu’il était masculin ! C’est ton inconscient qui a extrapolé. »

Elle avait raison et m’a offert à l’appui des exemples féminins de comportements dits problématiques chez les artistes. Je lui ai répété ma rengaine sur l’importance de séparer l’œuvre et l’artiste. En vérité, j’ai dit « séparer l’homme et l’artiste », ce qu’elle a remarqué – encore une fois avec raison – un peu plus tard dans l’entrevue.

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Monia Chokri

Je pense aussi qu’on doit séparer l’œuvre et l’artiste, mais à partir du moment où l’artiste est mort. Picasso a fait de grandes œuvres, Céline a écrit de grands romans. Je suis capable de le reconnaître et de l’apprécier. C’est différent quand l’artiste a encore un impact social et du pouvoir.

Monia Chokri

Elle revient à quelques reprises pendant notre discussion sur ce qu’elle appelle « le pouvoir de l’affect ». Ce lien fort que le public entretient avec des artistes, en raison d’œuvres qui l’ont marqué ou bouleversé. « C’est très fort. Ça crée une immunité chez ces artistes et c’est dangereux. On leur excuse tout. »

Ce pouvoir de l’affect est lié à un pouvoir économique, rappelle Monia Chokri. « Les abuseurs peuvent tout faire, alors ils font ce qu’ils adorent faire, c’est-à-dire des procès en diffamation. »

Un exemple concret de ce « pouvoir de l’affect », selon elle, c’est Gérard Depardieu, accusé par 14 femmes d’inconduite sexuelle, que le public va encore voir en spectacle, chantant Barbara.

« Depardieu, tout le monde le savait dans le métier, depuis toujours. C’est violent pour les femmes qui ont été ses victimes. Pour la jeune femme de 20 ans qui a eu le courage de le dénoncer. Elle le voit invité à la télé, ayant une place médiatique, faisant des concerts où il se fait applaudir parce que c’est une icône. Devant lui, sa parole ne vaut rien. C’est comme une double peine. »

La cinéaste craint le ressac actuel autour du mouvement #metoo, dont l’une des pierres angulaires a été selon elle la manipulation du procès Johnny Depp-Amber Heard en faveur de l’acteur, réhabilité au cours des derniers mois. « J’ai moi-même cru à cette machination », admet-elle.

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Marc Cassivi en promenade avec Monia Chokri

Aujourd’hui, Monia Chokri préfère croire sur parole les présumées victimes, sachant que les fausses déclarations sont extrêmement rares. « J’aime mieux avoir tort une fois sur cent que le contraire. J’ai été une grande fan de Woody Allen. J’ai voulu croire que Mia Farrow délirait », dit-elle à propos des accusations d’aliénation parentale contre l’actrice et mère de Dylan Farrow, présumée victime du cinéaste de Manhattan alors qu’elle n’avait que de 7 ans.

La série documentaire de HBO Allen v. Farrow l’a convaincue de la version des faits du clan Farrow. « Il faut avoir la délicatesse de penser aux gens qui vivent ces situations dans l’intime, dit-elle. Il faut avoir l’empathie de se demander : est-ce vraiment nécessaire que je me prenne un billet pour le prochain Woody Allen ? »

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Monia Chokri et Marc Cassivi

Je me rends à mon tour aux arguments de Monia Chokri. Je n’y avais jamais songé, mais sa distinction entre les artistes morts et vivants me semble logique. Lorsqu’ils ont disparu, leur œuvre persiste, existe en elle-même et ne leur profite plus directement.

« Si j’ai pu changer ton avis sur l’homme et l’œuvre, j’aurai fait ça dans ma journée !

— J’avance... »

« On ne peut pas faire de déni du passé, précise cependant la cinéaste. Je parle de Platon, qui était un misogyne, dans mon film. Il faut contextualiser, expliquer dans quel monde les gens vivaient. Mais aujourd’hui, en 2023, on ne peut plus dire que ces comportements sont corrects. Ça y est, je vais me faire traiter de woke ! »

Appeler un chat un chat

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Notre journaliste Marc Cassivi en compagnie de la réalisatrice et comédienne Monia Chokri

Nous marchons, rue Dante, près de l’église Notre-Dame-de-la-Défense, qui abrite une grande fresque à la gloire de Benito Mussolini. « J’étais en Sardaigne quand Berlusconi est mort », remarque au même moment Monia Chokri. L’ancien président italien a certainement contribué à banaliser l’extrême droite en Europe, depuis les années 1990, en tendant la main à différents partis radicaux, ce qui a inspiré d’autres dirigeants européens à l’imiter.

Cette montée de l’extrême droite préoccupe énormément Monia Chokri, qui passe la moitié du temps à vivre et travailler en France depuis qu’elle a été révélée au Festival de Cannes grâce aux Amours imaginaires de Xavier Dolan, en 2010.

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Monia Chokri

Ce qui m’inquiète, c’est qu’on est vraiment en train de normaliser des discours qui n’étaient pas du tout acceptables il y a 10 ans. Depuis qu’Éric Zemmour est entré en politique, il a déplacé le Rassemblement national [l’ancien Front national] dans une case de droite.

Monia Chokri

Je me suis reconnu dans un dialogue qui a été ajouté tardivement au scénario de son film. « De toute façon, l’extrême droite n’existe pas au Québec », dit le personnage de Sophia (Magalie Lépine-Blondeau) à son conjoint, un prof de science politique qui n’est pas sûr qu’elle ait raison. (Je suis de l’avis du conjoint.)

« J’ai appelé mon frère qui est politologue et je lui ai demandé ce qu’il en pensait, m’explique la scénariste. Ultimement, il n’y a pas vraiment d’extrême droite dans nos partis politiques, mais il y en a dans le discours ambiant. »

Monia Chokri estime avec raison que le Québec est une société en général plus modérée que la France. Ce qui n’empêche pas la banalisation de l’extrême droite de se produire aussi chez nous, dis-je, en raison de certains discours médiatiques parfois salués par des politiciens. Au moins en France, ai-je envie d’ajouter, on a le courage d’appeler un chat un chat.

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Marc Cassivi et Monia Chokri

Monia Chokri est à ce point inquiétée par la montée de l’extrême droite qu’elle s’est inscrite grâce à un algorithme de veille à des contenus ultraconservateurs sur Facebook. Tout en conservant bien sûr son esprit critique.

« On a tellement été biberonnés aux algorithmes dans les dernières années qu’il est devenu difficile de déterminer ce qui se passe dans la vie réelle. À gauche, on se sent envahi par l’extrême droite. Est-ce qu’on est paranoïaque ou pas ? À voir les coalitions gouvernementales en Europe, on ne dirait pas. À droite, il y a une obsession de ce qu’on appelle le wokisme et qu’on est bien en peine de définir. De qui et de quoi parle-t-on au juste ? J’aimerais bien le savoir... »

Elle prône plutôt l’ouverture à l’autre. « Il faudrait accepter que tout n’est pas noir ou blanc. Le glissement vers un danger profond, c’est de croire qu’il n’y a plus de zone grise. » D’accord, lui dis-je, mais il y a certaines limites à ce que l’on peut tolérer dans le discours de l’autre, n’est-ce pas ?

« Je ne pense pas qu’on peut tout dire, mais il faudrait au moins avoir la décence d’aller vers l’autre et de l’écouter. Sinon, on se coupe de la possibilité de changer sa manière de voir les choses. C’est un peu la raison pour laquelle j’ai fait mon discours à Cannes. Que l’on soit de gauche, de droite ou de centre, est-ce qu’on peut juste s’entendre pour se respecter ? C’est une bonne base, il me semble. »

Simple comme Sylvain doit prendre l’affiche le 22 septembre au Québec.