Toutes les deux semaines, cet été, l’autrice Rafaële Germain nous propose de changer de rythme. Elle nous amène à la rencontre de personnes et de lieux hors du temps, en marge de la course folle.

Ysmael habite tout en haut d’une petite ville tranquille de la côte nord-dominicaine. Il est jardinier, paysager, et il connaît la flore de son pays comme je connais le visage de mon enfant. Il n’a pas étudié la botanique, ne traîne pas avec lui d’ouvrage savant, n’a jamais téléchargé d’applications qui permettent, en un clic, d’identifier tout ce qui est vert et joli. Lorsque nous le croisons un soir avec sa femme sur la terrasse d’un petit restaurant et que la conversation tombe sur la vieille fermette de sa grand-mère où il élève maintenant un petit troupeau de vaches et cultive le cacao, l’invitation est lancée comme une évidence : vous devriez venir faire un tour !

Évidemment que nous devons venir à la ferme.

Nous allons donc rejoindre Ysmael quelques jours plus tard chez lui, dans la petite maison coquette où il vit avec Yocelin et leurs deux plus jeunes. Il nous accueille près des boutures d’oranger, parmi les colibris. « Viens, je vais te montrer les avocatiers. »

Le terrain descend vers l’arrière, une pente assez abrupte recouverte de plantes et d’arbustes qu’il nous montre du doigt, des orchidées, des vignes de fruit de la passion, un grand acérolier, d’autres sortes d’avocats, bananas, platanos, guineos, chinos, guanabana, pas de dénominations latines ici, il les appelle par leurs petits noms locaux et connaît leurs propriétés et leurs caprices. On dirait l’hôte humble et bienveillant d’une grande fête qui fait les présentations, voilà la compagnie, mingle ! Il tient pour acquis que nous allons être ravis de faire la connaissance de cette belle assemblée et il a raison : nous sommes ravis. Son jardin est un coffre au trésor, une bibliothèque, une arche.

Quant à lui, chaque nouvelle pousse l’enchante et l’émerveille d’un émerveillement neuf, et nos questions sont comme autant de petits cadeaux, l’occasion de communiquer son savoir et son amour. C’est un amour sans frontières. Il nous questionne, entre deux manguiers, sur nos arbres qui s’endorment chaque automne et se réveillent au printemps, sur les bulbes et les graines qui savent patienter des années sous la terre gelée.

Le chemin qui mène à la ferme de sa grand-mère monte derrière la maison, un beau chemin de campagne qui suit les ondulations du paysage. Nous passons entre des champs cultivés, des petites plantations de cocotiers et de bananiers, beaucoup de vaches, des maisons bien tenues, du soleil. Le dernier kilomètre se fait directement à travers les champs, en suivant une route qui n’est que la trace de nombreux passages, deux ornières au milieu desquelles des herbes hautes font un bruit très doux en frottant le dessous de la voiture. « Elles nettoient gratuitement mon moteur. » Un sourire.

Dans un grand enclos, une vache noir et blanc, séparée des autres, se tient avec son veau, né la veille. Il a le nez rose et se cache entre ses pattes, elle est nerveuse et craintive, c’est son premier bébé. Le veau fait quelques pas, il a devant lui toute l’étendue de la campagne dominicaine, des collines et des vallons qui roulent doucement jusqu’à l’horizon, où on devine parfois la mer.

C’est un endroit d’une grâce à peu près totale. Je dis à mon chum : « On dirait le village des Hobbits dans Lord of the Rings », mais il n’y a pas de Hobbits, il y a Momo, arrivé là avant l’aurore pour traire les vaches à la main, qui nous dit de faire attention au taureau, et Ysmael qui rigole, allez, on rembarque, c’est juste en haut.

L’habitation est constituée de trois beaux bâtiments, la maison, la cuisine et une cabane surélevée où Ysmael jouait quand il était petit. Tout est construit en longues planches de palmier, un bois robuste et imputrescible qu’on a peint de couleurs claires, et dans la cuisine, le réchaud traditionnel façonné par sa grand-mère, dont c’était le métier, est encore là. Sur le côté, un petit jardin de subsistance, courges, oignons, piment, et derrière, une plantation de cacaotiers.

Nous marchons dans l’ombre des grands arbres à pain (« les cacaotiers ont besoin d’ombre, alors on les plantait toujours près d’arbres plus grands »), une grosse fève de cacao dans une main, sa chair blanche et fraîche entre les dents. Deux employés passent avec un âne chargé de poches de jute remplies de fèves qui vont être déversées sur le grand séchoir qui s’étend entre les bâtiments. C’est un lieu baigné de lumière et de sens, un lieu de racines profondes – tout ici se parle et se répond dans une langue commune.

« Tu sens ? », dit Ysmael. Les poches qui attendent à l’ombre dégagent une odeur sucrée et un peu fermentée, des effluves de fumier et de foin chauffé au soleil montent de l’étable, dans la cuisine, un des employés attise un petit feu sous le réchaud de la grand-mère. La mer, qu’on ne voit plus, est tout de même portée par le vent. « C’est ça, la campagne. C’est mon enfance. »