À Hollywood, Netflix est désormais incontournable. Au dernier gala des Emmy Awards, le diffuseur en ligne, à qui l'on doit notamment les séries House of Cards, Orange is the New Black et The Crown, a récolté pas moins de 23 trophées. Netflix pourrait aussi se distinguer prochainement aux Oscars. L'un de ses films, Roma, d'Alfonso Cuarón, a obtenu le Lion d'or à la Mostra de Venise. Et ça crée des remous...

Jusqu'à maintenant, Netflix ne s'était pas trop impliqué dans la production de longs métrages susceptibles de se rendre jusqu'aux Oscars. La donne a pourtant changé récemment. Après avoir conquis le domaine de la télévision, voilà que le diffuseur en ligne s'invite dans le domaine du cinéma en visant clairement les plus hauts sommets.

En recrutant les plus grands cinéastes (Martin Scorsese, Paul Greengrass, les frères Coen, et même Orson Welles!) et en permettant à ces derniers de mettre en chantier des oeuvres qu'ils ne pourraient peut-être pas réaliser autrement, le géant américain s'impose maintenant comme un intervenant incontournable.

Lancé à la Mostra de Venise à la fin de l'été, Roma, d'Alfonso Cuarón, est venu remettre tout en question. Conscients d'avoir une grande oeuvre cinématographique entre les mains, qui risque même de décrocher des citations aux Oscars dans les catégories les plus prestigieuses, les bonzes de Netflix semblent être ouverts à l'idée de la proposer dans un réseau plus important de salles au mois de décembre, y compris au Québec *. Mario Fortin, directeur du Cinéma Beaubien (il administre aussi le Cinéma du Parc et le Cinéma du Musée), nous a révélé avoir même été contacté par la firme américaine. Tant que celle-ci ne respectera pas la fenêtre d'exploitation exclusive des salles de cinéma, qui est de 90 jours, sa réponse, cependant, sera toujours non.

Une recherche sommaire nous indique toutefois qu'une trentaine de films de Netflix ont déjà pris l'affiche en salle - en distribution limitée, bien sûr - un peu partout dans le monde, y compris au Lightbox de Toronto. Des oeuvres signées Noah Baumbach, Angelina Jolie, Bong Joon-ho...

On connaît maintenant le modèle. Netflix diffuse sur sa plateforme les films qu'il produit, mais aussi ceux dont il achète les droits d'exploitation, sans obligatoirement passer par les salles de cinéma. Les longs métrages de Netflix ayant exceptionnellement eu droit à des projections sur grand écran ont été présentés dans un circuit très limité, de 10 à 20 salles, guère plus. Ce fut notamment le cas de Mudbound l'an dernier. Le film de Dee Rees a d'ailleurs été cité quatre fois à la 90e cérémonie des Academy Awards, tenue plus tôt cette année.

Un grand concurrent

Aux yeux des exploitants et des producteurs qui évoluent dans un cadre plus traditionnel, Netflix est vu comme l'un de leurs plus grands concurrents. Steven Spielberg a même déjà déclaré que la place des films que le diffuseur en ligne distribue est davantage aux Emmy Awards, qui récompensent les meilleures productions télévisuelles, qu'aux Oscars. Un litige a aussi été soulevé lors du Festival de Cannes plus tôt cette année. Netflix a retiré toutes ses billes du plus grand festival de cinéma de la planète, car il a refusé de promettre une sortie dans les salles françaises en échange d'une sélection. En principe, Roma aurait dû être lancé à Cannes plutôt qu'à Venise.

Ce film d'Alfonso Cuarón, présenté aussi au festival de Toronto, est sans contredit l'un des meilleurs films de l'année.

Tourné en noir et blanc, sans aucune vedette, Roma raconte l'histoire d'une gouvernante au service d'une famille de Mexico au tout début des années 70, à la manière des grands chefs-d'oeuvre néoréalistes italiens. Au risque de nous répéter, c'est à pleurer de beauté.

Cuarón, réalisateur d'Y tu mamá también et gagnant de l'Oscar de la meilleure réalisation en 2014 grâce à Gravity, signe d'ailleurs lui-même les images de ce long métrage dont il a écrit seul le scénario, à partir de ses souvenirs d'enfance.

Lors d'une conférence de presse tenue dans la cité des Doges, le cinéaste mexicain a loué son diffuseur: «Dans un contexte de distribution complexe pour les films exigeants, combien de chances et de possibilités un drame comme celui-ci, mexicain, en noir et blanc, en langue espagnole, aurait-il eues pour se faire connaître ? Et qui, dans cette salle, peut affirmer aujourd'hui avoir vu dernièrement un Ozu, un Antonioni ou un Bresson sur grand écran?»

Jusqu'à quand?

Combien de temps chacun des camps pourra-t-il rester sur sa position? De l'avis général, nous sommes actuellement à un tournant décisif qui devrait déboucher sur un nouveau modèle entre les plateformes et l'exploitation des films en salle. Roma forcera les diffuseurs à se repositionner, et incitera les grands festivals à redéfinir leurs critères. À ce chapitre, seul le Festival de Cannes est encore en conflit avec Netflix. Le sublime film de Cuarón obligera aussi les médias à reconfigurer le traitement des longs métrages de Netflix, réalisés par de grands cinéastes. Autrement dit, Roma force tout le monde à se redéfinir.

On ose à peine imaginer ce que ce sera l'an prochain, quand arrivera The Irishman, la superproduction de Martin Scorsese!

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* Netflix n'a pas souhaité s'exprimer dans le cadre de ce reportage. Rappelons que le diffuseur en ligne a annoncé l'embauche de son premier employé en poste à Montréal, Stéphane Cardin, venu du Fonds des médias du Canada. Ce dernier a la tâche de diriger les affaires réglementaires et les relations avec l'industrie du pays.

Photo fournie par Netflix

Lancé à la Mostra de Venise à la fin de l'été, Roma, film d'Alfonso Cuarón produit par Netflix, est venu remettre tout en question dans le domaine du cinéma.

Quelques films de prestige de Netflix

2015

Beasts of No Nation, Cary Joji Fukunaga Mostra de Venise -  Compétition officielle

2017

- Icarus, Bryan Fogel, Oscar 2018 du meilleur long métrage documentaire (premier film de Netflix à gagner un Oscar)

- Okja, Bong Joon-ho, Festival de Cannes -  Compétition officielle

- The Meyerowitz Stories, Noah Baumbach, Festival de Cannes -  Compétition officielle

- Mudbound, Dee Rees, Oscars 2018 - 4 citations (adaptation, actrice de soutien, direction photo, chanson)

2018

- Roma, Alfonso Cuarón, Mostra de Venise -  Lion d'or

- The Ballad of Buster Scruggs, Joel et Ethan Coen Mostra de Venise -  Prix du meilleur scénario

- 22 July, Paul Greengrass, Mostra de Venise -  Compétition officielle

- The Other Side of the Wind, Orson Welles, Mostra de Venise -  Hors compétition

- Outlaw King, David Mackenzie, Festival de Toronto -  Film d'ouverture

2019

- The Irishman, Martin Scorsese, Doté d'un budget de plus de 125 millions de dollars, ce film de gangsters met en vedette Robert De Niro, Al Pacino et Joe Pesci.

Photo fournie par Netflix

Ben Stiller et Adam Sandler dans The Meyerowitz Stories, un film de Noah Baumbach