«On croit connaître l’Amérique latine, mais elle est beaucoup plus raciste et sexiste qu’on n’imagine!» Ayant vécu autant d’années au Pérou qu’au Québec, le cinéaste Carlos Ferrand a été déchiré entre la nostalgie et la déception, lorsqu’il a entamé sa tournée des trois Amériques en revisitant d’abord le Pérou, le Chili, la Bolivie et le Mexique, avant de se rendre en Californie, à New York et au Nunavut, pour son passionnant documentaire Americano, qui prend l’affiche au Clap.

Pour Carlos Ferrand, ce retour aux sources était en même temps une redécouverte pleine de surprises. «Depuis 30 ans que je vis au Québec, j’avais oublié certains aspects de la vie là-bas. Il faut dire que je suis né dans une famille aisée de Lima, dans un milieu protégé, ce qui m’a coupé de certaines réalités. Après mes études en cinéma en Belgique, je suis retourné au Pérou, mais lorsque la réforme agraire, qui redonnait les terres aux paysans, s’est effritée petit à petit, j’ai été tellement déçu et écœuré que j’ai résolu d’aller vivre ailleurs. Beaucoup de privilégiés comme moi décident de rester pour aider à la reconstruction, mais je n’ai pas eu ce courage», avoue le cinéaste.

Ferrand a habité New York, mais il n’a pu se résoudre à vivre en anglais. «Pendant mes études de cinéma en Belgique, j’avais vu des films de Pierre Perrault, et j’ai été séduit par le Québec, dont j’ignorais jusqu’à l’existence! Comme je ne voulais pas rester à New York, ni retourner au Pérou, j’ai choisi le Québec, parce que je pouvais y vivre en français.»

Carlos Ferrand habite Montréal depuis 30 ans. En tant que réalisateur, scénariste et directeur photo, il a participé à une quarantaine de productions. En Amérique latine, il a notamment réalisé Cimarrones, un documentaire sur les esclaves libérés. En Abitibi, il a tourné Il parle avec les loups, un portrait d’un ermite d’Amos qui élève des loups. Récemment, il a été directeur photo du film Dans les villes de Catherine Martin. Il vient d’effectuer des voyages en Inde et à Haïti pour préparer d’autres films. Mais revenons à l’Amérique latine...

UN CINÉASTE-CITOYEN

«Americano est le point de vue d’un cinéaste-citoyen, plus qu’un film de mémoire. J’ai eu d’ailleurs beaucoup de difficultés à me mettre en avant, à me filmer moi-même; mais il fallait cette présence pour unifier ce très long périple, aux yeux des spectateurs... Il m’a fallu d’abord reconnaître que l’Amérique latine est extrêmement raciste. Les Blancs sont convaincus d’être supérieurs en tout aux Indiens! Au Pérou, les Indiens n’ont même pas le droit d’aller à l’école ou d’aller voter dans leur langue. Ils doivent s’habituer au mépris constant et aux insultes continuelles. C’est insupportable! Aujourd’hui encore, le racisme contamine tout le monde, les Blancs comme les Indiens, de manière aussi sournoise que la radioactivité. Il est très difficile de parler de ce sujet, même avec les Indiens... Mais il y a d’autres formes de racisme. J’ai grandi dans l’antisémitisme... alors que mon grand-père était juif! Ce secret honteux, je ne l’ai appris qu’à 21 ans!»

Mais il est une autre triste réalité de l’Amérique latine, qui ne s’est imposée au cinéaste qu’en cours de tournage. Cette réalité apparaît d’ailleurs clairement dans Americano. «Après trois décennies passées au Québec, j’avais oublié combien les femmes latino-américaines souffraient du sexisme. Ce fut la grande surprise du tournage. À chaque chapitre de mon film, il y a une femme au centre du récit, et le machisme s’y trouve toujours très présent, que ce soit en Bolivie, en Patagonie ou au Mexique, où j’évoque le meurtre impuni de 4000 femmes à Juarez. Le machisme est une réalité vraiment surprenante et choquante de l’Amérique latine.»

Americano aborde également la dimension politique, qui englobe tous ces problèmes et qui inclut la culture. Dans son film, Carlos Ferrand parle des peuples aliénés qui ont le malheur de ne pas valoriser leur «culture d’origine». Le Québec est-il en train de renier sa culture d’origine? «Je n’ai pas ce sentiment, sans doute parce que je vis dans un milieu de création. Je suis peu en contact avec les gens qui ont honte de leur culture et qui s’américanisent. Je ne suis pas Québécois de souche, et je ne me sens donc pas québécois psychologiquement... Mais je n’oublie pas que j’ai été attiré au Québec parce que c’est un îlot de différence, un îlot français en Amérique du Nord. Il est certain que le Québec doit protéger sa langue et sa culture. Il faut être vigilant, ne jamais baisser la garde...»