Tragédie contemporaine, Lost Song met en scène le retour aux origines d'un couple bourgeois après la naissance de son premier enfant. Le réalisateur Rodrigue Jean clôt, avec un film magnifiquement triste la trilogie amorcée avec Yellowknife et Full Blast.

La nature, les chants, la famille (qui se disloque) ou l'impossible fuite: l'univers de Rodrigue Jean remet au goût du jour les figures mythologiques et tragiques. À l'origine de Lost Song était Médée, et cette question: que serait l'infanticide reine aujourd'hui?

Dans un monde «vide de sens», Rodrigue Jean imagine donc une femme qui incarne une forme de perfection. Belle et jeune, Élisabeth est l'archétype de la bourgeoisie urbaine et cultivée. À la naissance de son enfant, elle s'installe pour l'été avec son conjoint, Pierre, dans un chalet des Laurentides.

Leur nouvel isolement va entraîner l'inexorable éclatement de leurs vies. «Leur vie s'écroule sans leur monde matériel, sans cet écran qu'il y a toujours entre soi et l'autre. Ils se retrouvent dans quelque chose d'originel: tout à coup, toutes leurs constructions s'effondrent», dit Rodrigue Jean.

Sous l'apparente bienveillance des sous-bois et du calme de l'eau, les angoisses et non-dits des personnages se cristallisent. Le retour à la nature n'a rien de naïf chez Rodrigue Jean, contrairement à bon nombre de fictions québécoises - on peut penser à Séraphin, ou, plus près de nous, au Déserteur, de Simon Lavoie.

Effondrement des valeurs

«Les représentations de nous-même au cinéma, c'est toujours dans un terroir d'avant l'arrivée des immigrants: c'est une vision tribale et proto-catholique. Tout notre imaginaire se situe là, constate Rodrigue Jean. On met des personnages dans ce contexte pour renforcer ces valeurs. Là, c'est le contraire: le cadre d'origine provoque l'effondrement de ces valeurs.»

Les mots n'ont bientôt plus de place dans la vie d'Élisabeth et de Pierre. L'absence de paroles suscite un passage à l'acte dramatique, lors d'une fuite d'Élisabeth. «Il y a une perte de langage: les mots ne suivent pas la vie, dit le réalisateur. Les gens parlent, à propos de Lost Song, de dépression post-partum. Or, la mère est le seul personnage sain, parce qu'elle se sauve.»

Pour incarner Élisabeth, Rodrigue Jean, d'origine acadienne, a fait appel, comme pour Yellowknife et Full Blast, à une chanteuse de son coin de pays, la soprano Suzie LeBlanc. «Le chant est l'expression la plus pure de la culture acadienne, c'est ce qui évoque le plus cette culture-là. C'est ma façon d'aller droit au but.»

Suzie LeBlanc chantera les chants oubliés de Mozart. «Ce sont presque des comptines: leur simplicité convenait bien au film», explique Rodrigue Jean. La chanteuse fait ses débuts au cinéma dans une partition très physique. «Ce n'est pas pour rien que mes personnages sont interprétés par des chanteuses, répond le réalisateur. Les chanteurs peuvent apporter une présence particulière.»

D'abord danseur et chorégraphe, Rodrigue Jean laisse aux corps le soin d'exprimer les douleurs de l'âme. «Ultimement, je pense que le cinéma ne devrait jamais parler. Avoir des corps expressifs ce serait l'idéal», sourit-il. On ne sera donc pas surpris de constater que, chez Rodrigue Jean, les mots se font rares, et en disent long.

Rodrigue Jean tient le cinéma en haute estime, et se désole de voir les difficultés réservées aux films d'auteur dans le système de production et de distribution au Québec. «Lost Song a pris cinq ans à être produit: ça a presque été une entreprise impossible», dit-il, déplorant que le septième art soit «bouffé par le fric».

Le réalisateur fait figure de combattant et de résistant aussi pour le cinéma dans sa forme la plus pure. Rappelons que son documentaire sur la prostitution masculine, Hommes à louer, est toujours inédit au grand écran. Ce qui n'empêche par Rodrigue Jean d'avoir de nouveaux scénarios «prêts à tourner». Loin de sa trilogie acadienne.

«Ça va être autre chose, complètement, dans un autre contexte culturel. La trilogie était très personnelle: mes prochains films ne le seront pas de la même façon, ce sera une autre sorte de fiction. Hommes à louer va avoir une influence sur la fiction: j'ai travaillé pour la première fois en numérique. La liberté que j'avais avec ça a fait bouger les choses», dit-il.

Lost Song est présentement à l'affiche
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