«J'ai travaillé en noir et blanc pendant si longtemps, je voulais que ce projet en couleurs soit spécial, quelque chose que personne n'aurait vu avant», indiquait le réalisateur canadien Guy Maddin, que La Presse a joint au téléphone dans son bureau de l'Université Harvard, à Boston, où il enseigne cet art qu'il pratique de façon férocement originale - comme le savent ceux qui fréquentent son oeuvre. Que l'on songe à The Saddest Music in the World, Brand Upon the Brain! et autres My Winnipeg.

Cet électron libre, ce créateur iconoclaste et inclassable nous offre ainsi The Forbidden Room.

Qui est en couleurs, oui. Qui commence par une explication en bonne et due forme sur comment prendre un bain, puis nous entraîne dans un sous-marin en panne dont la survie de l'équipage dépend de l'air contenu dans les crêpes du petit-déjeuner (!), etc. Qui met en scène une distribution folle en talent et en diversité: Roy Dupuis, Clara Furey, Mathieu Amalric, Geraldine Chaplin, Charlotte Rampling, Maria de Medeiros, Paul Ahmarani... et ce n'est que la pointe de l'iceberg! Qui est aussi, et surtout, un ovni cinématographique, une expérience follement excitante et originale.

Bref, du «pas pour tous». Mais ceux qui apprécient les oeuvres sortant de l'ordinaire seront conquis.

Parlez-moi de la genèse de ce projet.

Il y a longtemps, je suis tombé amoureux de ces films réalisés autrefois qui ont été perdus. Et plus je les cherchais, plus l'impossibilité de les voir se confirmait, plus je me disais... que je devais les faire moi-même. Ça semblait au départ une idée folle, mais, avec le temps, ça l'est devenu de moins en moins.

Mais si ces films sont perdus, qu'avez-vous cherché et où?

J'ai commencé à compiler des titres à partir de mes souvenirs. Certains sont célèbres. London After Midnight de Tod Browning, avec Lon Chaney, ou Mountain Eagle, le tout premier film de Hitchcock, par exemple. Aussi, un magazine comme Variety est publié depuis 1903. À travers leurs critiques ou en lisant entre les lignes de ces critiques, il est possible de se faire une idée de ce qu'était le film. Il existe même une entrée Wikipédia sur ce sujet (rires)! Enfin, parfois, je suis parti d'un titre ou d'une affiche ou d'une légende entourant le film.

L'idée était alors de «réimaginer» ces documents perdus?

J'étais avant tout porté par un désir de traiter ces oeuvres avec respect, un peu comme des textes sacrés égarés, mais pas oubliés, pour en faire mon propre film. Nous avons ainsi pris un tas d'histoires perdues provenant de différents pays et cultures, réalisées par des hommes, des femmes, des gens marginalisés, comme les Afro-Américains et les Amérindiens, et nous les avons fait pointer dans un semblant de même direction afin que le film résultant de leur juxtaposition ait un sens... sans que ce soit trop évident.

Vous dites «nous»...

J'ai d'abord engagé un de mes anciens étudiants, Evan Johnson, pour faire la recherche. Mais plus nous parlions, plus il arrivait avec des idées brillantes au sujet de l'utilisation de l'internet pour élargir le projet [ce volet, appelé «Séances», s'ouvrira sur la Toile en avril]. Je l'ai donc promu cocréateur. Nous avons aussi travaillé avec le poète John Ashbery et Robert Kotyk.

Ensemble, vous avez... recréé puis cousu ces films perdus afin d'en faire un long métrage dont la structure est un peu celle de poupées russes - une histoire dans une histoire, et ainsi de suite?

En fait, j'ai remarqué que plusieurs des films choisis mettaient en scène des hommes gynophobiques, qui ont une peur de pénétrer. Nous les avons donc placés sur une structure qui exige du spectateur de pénétrer dans une histoire centrique, de passer d'une histoire à une autre jusqu'à arriver, au centre, à un genre de figure maternelle sombre. Le grand plaisir pour moi a été de coucher histoire par-dessus histoire - certains moments du film se trouvent dans la neuvième couche - et d'y immerger le spectateur, de l'en tirer, de l'y plonger de nouveau et de l'en faire ressortir.

Vous vouliez - symboliquement - noyer vos spectateurs?!

En quelque sorte. À mes yeux, il était donc important que le film soit «trop» (too much). Il aurait été facile de le condenser en 75 minutes, mais là, il aurait simplement été «mignon». Pour que l'expérience soit complète, j'avais besoin d'une variété de genres, de situations, de visages, de performances non inhibées, au bout desquelles le spectateur aurait l'impression d'échouer, pantelant, sur le rivage.

Tout cela, tourné devant public.

Oui, les gens étaient invités à assister au tournage, qui s'est fait en deux temps, 18 jours au Centre Pompidou de Paris, puis 18 jours au Centre Phi de Montréal. Les acteurs, eux, nous ont consacré d'un à sept jours. Et nous avons tourné au moins 5 millions d'heures (rires).

Le montage a dû être cauchemardesque!

Beaucoup de matériel se retrouvera plus tard sur le site Séances. Mais, oui, nous avons travaillé deux ans sur le montage et, aussi, à traiter les images et le son. Il fallait donner l'impression d'être en présence de véritables vieux films, abîmés par le temps. Nous avons tourné en numérique, puis les images ont été traitées en conséquence, afin de donner l'impression que ces films meurent sous vos yeux, se transforment en ectoplasmes. Et ressuscitent.

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The Forbidden Room (La chambre interdite, en version originale sous-titrée en français) prendra l'affiche le 23 octobre.