En lançant, avec une poignée d'amis, une semaine du cinéma africain à Montréal en 1985, Gérard Le Chêne n'aurait jamais cru qu'il serait à la barre d'un festival, Vues d'Afrique, qui célébrera ses 30 ans dans quelques jours. En entrevue à La Presse, le cofondateur et président évoque la genèse et l'évolution de l'événement.

Vues d'Afrique est né d'un besoin d'affirmation. De dire aux gens de Montréal que le continent noir a aussi son cinéma.

C'était en 1985, et le journaliste et documentariste Gérard Le Chêne s'en souvient parfaitement. Avec d'autres amis, M. Le Chêne fait le constat qu'il n'y a pas d'informations culturelles sur l'Afrique dans la métropole.

«Au cours d'une conférence de presse du Festival des films du monde, le journaliste de Radio-Canada Ousseynou Diop [décédé en 2011] a demandé pourquoi il n'y avait pas de films africains dans la programmation. Il s'est fait répondre que c'était parce qu'il n'y en avait pas, raconte M. Le Chêne. Nous avons donc décidé, un petit groupe d'une demi-douzaine de personnes, de monter une semaine du cinéma africain. C'était à la Cinémathèque en avril 1985. Les choses ont très bien marché. Ça répondait à un manque. Nous avons continué.»

Trente ans plus tard, Vues d'Afrique propose une programmation variée d'une centaine de titres en provenance du continent noir, d'Europe, des pays créoles et du Canada. La projection de films s'accompagne de nombreuses activités parallèles incluant débats et tables rondes.

Gérard Le Chêne ne s'en étonne pas. Car il a vu une très saine évolution des intérêts du public, qui s'est renouvelé, au fil de toutes ces années.

«Heureusement qu'il s'est renouvelé, sinon il n'y aurait que des têtes grises dans la salle, lance en riant celui qui a signé de nombreux documentaires sous le nom d'Alain D'aix. Au début, les spectateurs montraient une ouverture d'esprit assez large, mais ils étaient d'abord poussés par la curiosité envers un cinéma nouveau. Maintenant, le public est déjà sensibilisé par l'internet. Beaucoup d'autres ont, par l'entremise d'ONG, travaillé en Afrique et ont transmis autour d'eux leurs intérêts. Résultat: les gens viennent davantage aujourd'hui pour suivre l'actualité africaine que pour la découverte. C'est aussi pour ça, pour creuser des sujets, que nous tenons de nombreuses rencontres en marge des films.»

Le numérique libérateur

Au fil des ans, plusieurs thèmes, souvent sociopolitiques, ont émaillé les programmations de Vues d'Afrique. Tradition et modernité, situation des femmes, sort des enfants. Ces thèmes furent par exemple récurrents.

Mais, chose plus importante encore, l'arrivée du format numérique a permis aux artistes africains de faire un cinéma plus près de leur réalité, analyse Gérard Le Chêne.

«Pendant longtemps, le financement des grands films sur 35 mm dépendait de subventions du Nord. Cela influait sur la forme et le fonds, dit-il. On disait que ces films étaient faits pour les «subventionneurs» et ne rejoignaient pas leur public. Avec le numérique introduit il y a une dizaine d'années, on assiste à une explosion quantitative d'oeuvres. Beaucoup de réalisateurs ont fait des films et des séries à plus petits budgets pour leur public et la réponse est très forte.»

De tels films, on les verra dans la section Afrique connexion de la programmation. «Ils nous permettent de faire une réelle plongée dans les pays concernés, dit M. Le Chêne. Ces oeuvres sont marquées par une authenticité dans les proverbes, les accents, l'humour, etc.»

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Le festival a lieu du 25 avril au 4 mai. Renseignements: vuesdafrique.com

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