La Soirée des Jutra change de nom. Les prix remis aux artisans du cinéma d'ici emprunteront désormais une autre forme. Bon nombre d'artisans sont solidaires de cette décision, mais François Girard et Roger Frappier expriment haut et fort leur désaccord sur la manière de faire.

L'onde de choc est terrible. À la suite des révélations d'une victime de Claude Jutra, publiées hier dans La Presse+, le conseil d'administration de Québec Cinéma a rapidement pris la décision de renommer autrement la soirée de remise de prix récompensant l'excellence des artisans du cinéma d'ici.

François Girard, réalisateur du Violon rouge (gagnant de neuf prix Jutra en 1999), est outré de voir à quel point l'oeuvre de Claude Jutra est maintenant marquée au fer rouge.

«Ce qui se passe est abominable, dit-il au cours d'un entretien accordé à La Presse. On ne distingue plus l'oeuvre de l'homme. On pourra dire qu'on a accusé, jugé, condamné, éradiqué Claude Jutra en 24 heures. C'est vraiment une drôle de justice. Si on doit éliminer de notre paysage culturel tous les artistes qui ont eu des comportements discutables dans leur vie privée, alors arrêtons de monter des opéras de Wagner, détruisons toutes les toiles du Caravaggio, les oeuvres de Jean Genet et de Louis-Ferdinand Céline. Aucun discernement n'est fait entre l'homme et son oeuvre. 

«L'oeuvre de Jutra fait partie des plus grandes de notre cinéma. Il faut se dresser et la protéger. Bien sûr, une grave accusation est faite, allons au bout de ça calmement. Mais quoi qu'il arrive, l'oeuvre que Claude Jutra nous a laissée n'a aucunement perdu de son importance.»

Quand on lui demande si les trophées Jutra qu'il a en sa possession ont toujours la même valeur à ses yeux, le cinéaste répond sans aucune équivoque.

«Ils sont présentement assez haut sur une étagère, mais je crois que je vais les descendre et les placer à l'entrée. Et je vais ajouter deux spotlights pour bien les éclairer. Ils ne s'en vont pas à la poubelle, c'est certain. Ils prennent même encore plus de valeur à mon sens. Il faut défendre l'oeuvre de Claude Jutra! Je n'ai pas de réponse à propos de la vie de l'homme, mais son oeuvre reste absolument intacte. C'est horrible d'effacer d'un coup un si grand artiste de notre mémoire.»

À l'émission En mode Salvail, hier soir à V Télé, Xavier Dolan a dit comprendre la volonté du milieu du cinéma de se dissocier de Claude Jutra, «l'homme». Mais à l'instar de François Girard, le jeune réalisateur croit qu'il ne faut pas «condamner l'oeuvre» de Claude Jutra en raison des gestes qu'il a posés.

«Son héritage culturel demeure inchangé dans le sens où la qualité de son travail ne dépend de sa vie intime et des fautes dont on l'inculque. [...] Mon oncle Antoine n'est pas un moins bon film soudainement. Ça reste des films phares de notre culture, de notre héritage, de notre patrimoine.»

Un deuil à faire pour Roger Frappier

Le producteur Roger Frappier, cofondateur du gala des Jutra, réclame de son côté le report de la prochaine cérémonie, de quelques mois au moins, afin qu'un deuil puisse se faire.

«On a tué Claude Jutra une deuxième fois, laisse-t-il tomber. J'ai besoin d'une période de deuil. C'est difficile pour moi, qui l'ai bien connu, de croire qu'il ait pu avoir ce genre de comportement. Mais il faut en prendre acte.

«J'estime que les allégations sont plus importantes que les trophées. Ainsi, il n'y a plus d'urgence à mes yeux. Alors, reportons la Soirée. Le gala étant prévu dans un mois, tout va se faire de façon précipitée. Qui aura le goût à la fête dans quatre semaines de toute façon? Je suis d'accord avec la décision qu'a prise Québec Cinéma à propos du changement de nom, mais pas avec celle d'aller de l'avant tout de suite avec le gala.

«Pour l'instant, il est trop difficile de séparer l'oeuvre de l'homme. Mais on y parviendra avec le temps.»

Des finalistes solidaires

Plusieurs des finalistes appuient cependant la décision prise par Québec Cinéma.

Mathieu Denis, dont le film Corbo est cité 10 fois, salue ce changement, tout en relevant le sens de la mesure dont a fait preuve l'organisme depuis l'éclatement de cette affaire.

«Cette histoire est d'une infinie tristesse et j'exprime évidemment ma sympathie pour une victime qui a visiblement souffert pendant une grande partie de sa vie. À la lumière de ces révélations, les gens de Québec Cinéma n'avaient plus le choix d'agir. Je trouve que, dans des circonstances difficiles et complexes, ils ont eu de bons réflexes. Dans cette course à l'opinion où l'on a tendance à sauter aux conclusions trop vite, ils ont eu la bonne idée et le bon sens de prendre acte des allégations, mais aussi de bien prendre le temps d'évaluer la situation pour voir ce qui se passe exactement.»

Même son de cloche du côté d'Anne Émond, réalisatrice du film Les êtres chers, cité sept fois.

«D'abord, toutes nos pensées vont vers la victime présumée, déclare-t-elle d'entrée de jeu. Dans ces circonstances, je crois qu'il s'agissait de la meilleure décision à prendre. Personnellement, je n'ai jamais obtenu de trophée Jutra, mais j'ai toutefois été lauréate du prix remis au meilleur premier long métrage aux Génie. Et cette distinction portait son nom. L'objet qu'on m'a remis à l'époque, grâce à Nuit # 1, était un trophée Génie.»

Signalons, à cet égard, que les prix Écrans canadiens, qui ont succédé aux prix Génie, ont aussi annoncé hier le retrait du nom de Claude Jutra de leur cérémonie. Le prix remis au meilleur premier long métrage canadien sera désormais nommé «prix Écran canadien pour le meilleur premier long métrage».

Le respect de l'oeuvre

De son côté, le cinéaste Philippe Lesage, dont le film Les démons est en lice dans les catégories du meilleur film et de la meilleure réalisation, a fait parvenir le message suivant à La Presse.

«Je suis attristé comme tout le milieu par la tournure que la polémique vient de prendre à la lumière de ce témoignage déchirant paru dans La Presse. J'étais de ceux qui prônaient dans les derniers jours la retenue contre la vindicte populiste et le lynchage sur la place publique sans qu'aucune victime se soit exprimée. Maintenant, tout a basculé. On sait tous que le nom des prix Jutra sera changé, mais au-delà du nom qu'ils portent ou qu'ils porteront désormais, ces prix servent d'abord et avant tout à honorer chaque année l'excellence du cinéma québécois. La vie complexe de Claude Jutra et ses démons ne devraient en aucun cas enlever quoi que ce soit aux prix qui ont été remis par le passé aux artisans du cinéma, comme à ceux qui seront redistribués dans l'avenir sous un autre nom. Cela dit, le travail de sape des révisionnistes ne doit pas aller jusqu'à effacer l'oeuvre de Jutra de notre cinématographie.»

À cet égard, le directeur de la Cinémathèque québécoise, Marcel Jean, estime que l'oeuvre restera. Mais dans les circonstances, le musée du cinéma a aussi dû retirer le nom qu'il donnait à sa grande salle jusqu'à hier. Celle-ci sera désormais désignée Salle de projection principale.

«Notre mission consistant prioritairement à sauvegarder et à mettre en valeur le patrimoine cinématographique québécois, il importe de faire la distinction entre la commémoration du nom d'un cinéaste et la conservation ainsi que la promotion de son oeuvre, dont la valeur n'est pas contestée. La valeur d'un film est collective. La réussite de Mon oncle Antoine est aussi due à Clément Perron, Michel Brault, Jean Duceppe, et à tous les artisans qui ont travaillé sur ce film.»

Par ailleurs, Philippe Falardeau (CongoramaMonsieur LazharGuibord s'en va-t-en guerre), dont les films ont gagné de nombreux Jutra au fil des ans, a émis ce commentaire.

«Les trophées sont des objets inanimés et n'ont agressé personne. Ils ont toujours représenté la reconnaissance de notre travail par nos pairs, un point c'est tout. Je n'ai jamais ressenti plus de fierté en raison de son nom, ou moins à cause de sa forme étrange. Optons maintenant pour une appellation neutre, évitons de faire porter aux lauréats l'odieux de cette triste histoire et ne gâchons pas la fierté des nominés de cette année.»

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Mathieu Denis, réalisateur du film Corbo.