Cinéphiles ravis, propriétaires prudents et manifestants en rogne… Alors que la plupart des cinémas ont rallumé leurs projecteurs vendredi, La Presse a constaté que la réouverture des salles a fait bien des heureux, mais aussi causé quelques remous.

À l’entrée du cinéma Quartier Latin, le flot de clients est constant. Ceux qui portent un couvre-visage en tissu se voient remettre un masque chirurgical bleu, tendu au bout de pincettes de métal. Quatre employés supervisent les opérations, valident les entrées, s’assurent de la distance entre les gens. La scène ne ressemble en rien à une journée ordinaire au cinéma, tout est très strict. Pourtant, tout le monde arbore un sourire évident sous son masque.

Croisés à la sortie de la projection de La déesse des mouches à feu, Ronald Corbeil et Jean-Marc Descoteaux sont enchantés. « On est de grands amateurs de cinéma, dit M. Corbeil. J’en ai vu beaucoup pendant l’année, mais à la télévision, ce n’est pas comme en salle. Et ça m’a été confirmé aujourd’hui, à la première journée d’ouverture : pendant le film, je me disais que rien n’égale le fait d’être devant un grand écran et dans une salle. »

Vers 15 h 45, il reste encore une ou deux séances pour chacun des 13 films à l’affiche. Couvre-feu oblige, la dernière représentation débute à 17 h 20. Et si le cinéma est une expérience de soirée pour bien des gens, le public est tout de même au rendez-vous en ce jour de réouverture. « Les préventes ont été très impressionnantes », affirme John Fortin, directeur général de l’établissement.

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John Fortin, directeur général du cinéma Quartier Latin

Les échos des propriétaires partout dans la province laissent paraître un départ « très encourageant », rapporte Alexandre Hurtubise, copropriétaire de la Maison du cinéma de Sherbrooke et du Lido de Rimouski, et représentant du Comité de relance du cinéma au Québec. « Les gens s’engagent plusieurs jours à l’avance en achetant leurs billets, prévoient leurs sorties cinéma. »

Bien mieux qu’en juillet

Bien évidemment, compte tenu des circonstances, ce n’est pas l’eldorado. « Même sans la COVID-19, le vendredi avant la semaine de relâche, ce n’est jamais le plus achalandé. On ne s’attendait pas à casser la baraque », dit Éric Bouchard, coprésident de l’Association des propriétaires de cinéma du Québec (APCQ).

Un constat s’impose : les résultats du week-end sont bien meilleurs qu’à la reprise des activités en juillet dernier. Il n’y avait alors ni couvre-feu ni interdiction de manger, mais il manquait cruellement de nouveaux films à projeter. Cette fois, puisque la grande majorité des salles ouvrent, plusieurs nouveautés sont à l’horaire, dès maintenant et pour les semaines à venir. À l’heure actuelle, les projections de La déesse des mouche à feu, qui n’avait eu droit qu’à quelques jours à l’affiche avant la fermeture des cinémas l’automne dernier, sont les plus courues dans tous les cinémas que La Presse a sondés.

En route vers son cinéma de Saint-Jérôme après avoir visité celui de Saint-Eustache, Éric Bouchard est heureux de ce qu’il a vu.

Les gens sont contents de revenir en salle.

Éric Bouchard, coprésident de l’Association des propriétaires de cinéma du Québec

« On allait au cinéma toutes les semaines, quasiment, lance Romain Rollin, qui s’apprête à aller voir le film d’animation The Croods au Quartier Latin. Ça nous fait une activité normale à faire. » À ses côtés, Jennifer Kolmann acquiesce. « Ce serait mieux de pouvoir y aller le soir […], mais on va continuer à essayer de venir. Même si ce n’est qu’une fois par semaine, une fois tous les 15 jours… »

Manifestation pour les arts vivants

Les couloirs du grand édifice du Quartier Latin sont déserts. Personne n’attend aux tables que sa séance débute. Personne ne fait la file pour acheter de quoi manger ou boire pendant son film. Au premier étage, les comptoirs de nourriture sont hors service. Quelques paquets de bonbons, probablement là depuis des mois, demeurent intouchés derrière les vitrines. Les distributeurs de friandises vides sont enveloppés dans du cellophane. Mais les personnes interrogées par La Presse ne s’en soucient pas le moins du monde. « Moi, ça ne me dérange pas du tout, dit le cinéphile Jean-Marc Descoteaux. Le cinéma, c’est pour le cinéma. »

Rue Sainte-Catherine, au cinéma Banque Scotia, c’est le même tableau. Les 13 salles sont toutes ouvertes et on y propose huit films. L’établissement s’est rempli à environ 10 % de sa capacité durant la journée, estime le directeur général, Jean-François Piché. « C’est loin d’être idéal, dit-il dans un soupir mêlé à un rire, mais c’est déjà très bien. »

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Une trentaine de manifestants se sont arrêtés devant le cinéma Banque Scotia, appelant à ce que les arts vivants ne soient plus mis de côté dans la gestion de la pandémie.

Il est interrompu par un vacarme venant de la rue. Une foule, des pancartes, des cris et le rythme de percussions : une manifestation s’arrête devant les portes du cinéma. Un homme muni d’une caméra entre, on le force à ressortir. M. Piché appelle la sécurité. Dehors, la trentaine de manifestants scandent un appel à ce que les arts vivants ne soient plus mis de côté dans la gestion de la crise pandémique. « [François] Legault parle de popcorn, de cinéma, tandis que les artistes crèvent de faim », lâche Chloé Charbonneau, une des manifestantes de cette protestation organisée par le Rassemblement Diomède.

On s’est arrêtés devant le cinéma parce que c’est injuste, c’est une insulte d’investir dans le popcorn quand nous, on est à la rue.

Chloé Charbonneau

« On félicite des modes multimédias pour présenter des spectacles, tandis que ce que nous on fait, c’est vivant. Le théâtre, la poésie, c’est vivant. On a besoin de contacts humains », a-t-elle ajouté.

Les Guzzo restent fermés

Parlant de popcorn… Sur 94 cinémas, 77 ont rouvert leurs portes, selon Alexandre Hurtubise. Parmi ceux qui ont maintenu la fermeture, les neuf succursales Guzzo. Tant qu’on ne lui permettra pas de vendre de la nourriture, Vincent Guzzo ne reprendra pas ses activités et le « Popcorngate » perdurera de son côté. « Mais ce n’est pas le popcorn qui est important, assure-t-il, réitérant qu’il n’est pas possible d’être rentable sans les concessions alimentaires. Ce qu’on veut, c’est soulever symboliquement qu’il y a une incohérence. »

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Au cinéma Quartier Latin, les distributeurs de friandises vides sont enveloppés dans du cellophane.

Même s’ils ont décidé de rouvrir, les autres cinémas sentent aussi peser la question de la vente de nourriture.

Je ne sais pas ce qui est le plus problématique : la bouffe ou les représentations qui finissent à 19 h.

Éric Bouchard, coprésident de l’Association des propriétaires de cinéma du Québec

De plus, si la réouverture se passe bien, que les ventes sont satisfaisantes, c’est aussi grâce à la semaine de relâche. Daniel Séguin, de Cineplex, n’est pas encore prêt à dire que ses succursales resteront toutes ouvertes après le congé. « Il va falloir évaluer les prochaines semaines, si on demeure en zone rouge, que les comptoirs alimentaires restent fermés, dit-il. Après cette semaine, il faudra peut-être réévaluer les heures opérationnelles. »

Démontrer le bon fonctionnement

Au cinéma Beaubien, certaines séances des prochains jours affichent déjà complet (les cinq salles de 560 places au total ne peuvent être remplies qu’au tiers de leur capacité). Malgré les restrictions, le président-directeur général, Mario Fortin, comme la majorité des propriétaires de cinémas, se réjouit de cette réouverture. « On va pouvoir se remettre sur la track et prouver que nos mesures sanitaires fonctionnent toujours, dit-il. Ça va nous permettre d’avancer. »

Il faut donc prouver le bon fonctionnement sécuritaire des cinémas au gouvernement, mais aussi aux clients. « Je pense que si les gens savaient un peu mieux comment ça fonctionne, ils seraient plus nombreux à venir, estime le directeur général du cinéma Banque Scotia, Jean-François Piché. Ils ne sont pas tous au courant. »

Les mesures de sécurité sanitaires mises en place dans tous les établissements ainsi que la liste des cinémas ouverts peuvent être consultées au onsevoitaucinema.ca.