À la veille des années 60, Jaguar avait déjà remporté la plus prestigieuse course automobile à cinq reprises: deux fois avec la C-Type (1951 et 1953) et trois fois avec la légendaire D-Type à aileron central (1955 à 1957).

Si elle joue encore aujourd'hui un rôle important dans l'image de marque d'un constructeur automobile, la course des 24 Heures du Mans revêtait en Europe, dans les années 50 et 60, une importance capitale. Avec ses cinq victoires, Jaguar avait réussi un exploit majeur et il lui fallait transformer ce succès sportif en succès commercial.

La voiture sport de Sir William

Précisons que, à l'époque, Jaguar était un petit constructeur spécialisé doté de moyens restreints. Il est revenu à son dirigeant, Sir William Lyons, de déterminer la marche à suivre. C'est ainsi que Sir William a porté son choix sur la création d'une voiture sport révolutionnaire mais relativement abordable qui séduirait les amateurs de Ferrari, Maserati, Aston Martin, Bentley et Mercedes-Benz. Pour faire écho aux victoires au Mans, il fallait évidemment que cette voiture s'inspire par le fond et la forme des victorieuses D-Type.

Après les types C et D est venu le E. C'est ainsi qu'a été baptisée la future Jaguar. Mais auparavant, il fallait construire un prototype réunissant les caractéristiques techniques et esthétiques qui définiraient la E. C'est là qu'est entrée en scène la voiture qui fait l'objet de cette chronique: l'unique E2A, née en février 1960 et construite à la main dans les ateliers de Jaguar à Coventry.

Parmi les particularités de ce prototype, la fameuse suspension indépendante à freins à disque «inboard», qui remplaçait l'essieu rigide des C-Type et D-Type, et la partie avant monobloc dont les lignes séduisantes ont si bien résisté au passage du temps et des modes. Aussi, à l'instar de la D-Type, la nouvelle venue a reçu l'aileron vertical stabilisateur qui trône derrière la tête du pilote.

Aux couleurs de l'Amérique

Équipée du moteur exclusif à six cylindres en ligne de 3 litres réalisé entièrement en aluminium et réservé à la compétition, la E2A a immédiatement retenu l'attention du millionnaire américain Briggs Cunningham, pilote de renom et grand fervent de la marque anglaise. Cunningham a réussi à convaincre Sir William Lyons d'engager la voiture aux 24 Heures du Mans de 1960. Peinte aux couleurs américaines - blanc avec deux bandes centrales bleues - la Jaguar a été confiée aux Américains Dan Gurney (ex-BRM et ex-Ferrari) et Walt Hansgen.

Parti douzième, Walt Hansgen a fait un départ canon et, au premier passage devant les puits, il était troisième derrière la Ferrari 250 Testa Rossa et la Maserati «Birdcage». Malheureusement, le moteur en alliage léger à injection Lucas n'étant pas un champion de fiabilité, il a rendu l'âme après six heures de course. Il avait néanmoins permis à la belle anglaise de signer la vitesse la plus élevée sur la ligne droite de Mulsanne. Aérodynamique avant-gardiste, tenue de route remarquable et freinage endurant, le tout doublé d'une très grande beauté esthétique, tel a été le bilan de cette première grande sortie.

Déçu mais toujours optimiste, Cunningham a fait remplacer le 3 litres en alliage léger par le robuste 3,8 litres Jaguar à bloc en fonte, et il est reparti en Amérique avec la voiture dans le but de l'inscrire à des épreuves sur son continent. Se sont alors succédé, au volant de la E2A, Gurney et Hansgen ainsi que Sir Jack Brabham et le sympathique Néo-Zélandais Bruce McLaren.

Sauvée de la casse

Plusieurs années plus tard, la E2A est retournée en Angleterre pour recevoir le système expérimental de freins antiblocage mis au point par Dunlop, puis a passé deux ans en remisage en attendant de subir le sort de la plupart des prototypes: la casse! Heureusement, la E2A avait séduit un certain Roger Woodley, qui travaillait chez Jaguar et qui était marié à Penny Griffiths, fille de Guy Griffiths, photographe collectionneur de Jaguar. Horrifié par l'idée de perdre à tout jamais une telle beauté (la Jag et non Penny!), Woodley s'est adressé à nul autre que Frank England, surnommé Lofty, nouveau dirigeant de Jaguar. England a accepté de céder la voiture à la collection Griffiths à la condition qu'elle ne soit pas utilisée en compétition.

Depuis lors, ce chaînon manquant entre la D-Type et la E-Type menait une vie paisible chez les Woodley, qui la sortaient de temps à autre à telle ou telle occasion. En 1996, Penny l'a même ramenée au Mans, où la beauté intemporelle de la voiture n'a pas manqué de soulever l'enthousiasme des fervents de voitures historiques.

Les paris sont ouverts

Au moment où vous lirez ces lignes, la Jaguar E2A aura été vendue aux enchères par Bonhams&Butterfields, au Quail Lodge, en Californie. L'encanteur l'estime à plus de 7 millions de dollars. Résultat la semaine prochaine.

Quant à la E-Type, descendante directe de la E2A, elle a été dévoilée au Salon de Genève, le mercredi 15 mars 1961. À l'approche de la cinquantaine, la splendide anglaise séduit encore.