« L’industrie de la télévision est un monde de requins ! », nous a déjà confié un auteur célèbre. Ce n’est pas Jason Sherman qui vous dira le contraire.

Dans les années 1990, ce Montréalais d’origine établi à Toronto était un auteur de théâtre vedette au Canada. Avant d’être happé par les gros sous de la télévision, et de revenir au théâtre deux décennies plus tard… avec l’impression d’avoir vendu son âme au diable.

C’est cette expérience éprouvante dans le monde de la télévision qu’aborde Dix quatre (Copy That). Sa pièce créée au Tarragon Theatre à Toronto, en 2019, est produite actuellement à La Licorne, dans une excellente traduction de Jean Marc Dalpé, et sous l’habile direction de Didier Lucien.

Quatre scénaristes sont réunis dans un bureau pour développer une série policière pour une productrice en quête d’un (très) gros succès pour sa boîte. La pression est forte. La tombée pour livrer la série au diffuseur approche rapidement. Or, un beau matin, en arrivant au travail, un membre de l’équipe, Colin, dit avoir été victime de profilage racial par deux policiers. Il veut demander réparation aux forces de l’ordre. Et surtout, il pense s’inspirer de son arrestation pour construire l’intrigue de la série. Au grand malheur de la production.

Le médium est le message

Dix quatre est une pièce aux nombreuses ruptures de ton. Une comédie satirique sur les coulisses de la télévision et une œuvre sérieuse qui aborde des questions de société : le profilage racial, le racisme systémique, la brutalité policière, le sexisme au travail. La première partie est nettement plus comique et rythmée que la seconde. Les nombreuses ruptures et autres revirements transforment la comédie en drame, puis en thriller. Un thriller intello qui illustre que le médium est toujours le message (Sherman aime bien McLuhan).

PHOTO SUZANE O’NEILL, FOURNIE PAR LE THÉÂTRE DE LA MANUFACTURE

Alexandre Fortin, Laura Amar, Irdens Exantus et Norman Helms dans Dix quatre

Dans un décor en forme de grand écran panoramique, les personnages se livrent durant près de deux heures à des séances de « brainstorm ». On suit la démarche créatrice des scénaristes, leurs âpres négociations avec leur productrice, experte en manipulation (Marie-Hélène Thibault). La talentueuse comédienne a tout le métier qu’il faut pour rendre à la fois risible et crédible cette patronne arriviste et sans instinct.

Nos histoires

Désormais, la question de l’engagement social dans une œuvre de fiction préoccupe les artisans du théâtre, comme ceux de la télé et du cinéma. Peut-on faire du divertissement sans réfléchir aux conséquences de l’histoire qu’on expose à l’écran ? Peut-on écrire une série « sur de bons policiers qui sauvent la veuve et l’orphelin », sans tenir compte des abus des forces de l’ordre sur les populations marginalisées ? Peter, l’auteur principal de la série, un « showrunner » expérimenté, mais amer (ici incarné avec brio par Norman Helms !), croit que oui. Jusqu’au jour où la réalité lui explosera en plein visage.

« C’est tout ce qu’on a dans la vie, nos récits », dit Colin, dans une scène très émouvante jouée par le très juste Irdens Exantus. Avec son regard caustique et critique sur l’industrie du divertissement, Jason Sherman (à travers le personnage de Colin) nous fait prendre conscience de nos privilèges et de nos biais. Sans jugement ni morale. Une réflexion qui, finalement, excuse les quelques maladresses de son texte, comme les ruptures et revirements abrupts, et quelques longueurs.

Dix quatre

Dix quatre

De Jason Sherman

Avec Laura Amar, Irdens Exantus, Alexandre Fortin, Norman Helms et Marie-Hélène Thibault, À l’affiche jusqu’au 25 février, à La Licorne

7/10

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