La Presse convie des créateurs de l’industrie audiovisuelle à nous parler de leur métier derrière la caméra. Et aussi des défis de la création télévisuelle à l’ère des nouvelles plateformes. Aujourd’hui, nous parlons au producteur François Rozon.

François Rozon a entamé sa carrière il y a 40 ans avec le Groupe Juste pour rire. À la fois comme imprésario, vice-président et producteur. Il a été derrière les premiers succès d’humoristes tels que Daniel Lemire, Marc Dupré, Claudine Mercier, Patrick Huard, Anthony Kavanagh et Michel Courtemanche. Associé à Martin Matte depuis son premier spectacle solo, Histoires vraies, en 2000, Rozon dirige la boîte de production Encore, qui a créé de nombreux succès télévisuels, comme Les beaux malaises, Les pays d’en haut, Fugueuse, Lâcher prise et Léo.

Q. Avant la télévision, vous avez travaillé dans le milieu du spectacle. À quel moment les sirènes de la télévision vous ont-elles interpellé ?

R. J’aime encore le théâtre et le spectacle vivant. J’en produirai toujours. Or, un grand succès en salle reste éphémère. Tandis qu’une série peut durer cinq saisons et rejoindre des millions de gens durant plusieurs années. La télé permet aussi de toucher à des histoires différentes. Toutefois, j’avoue que ç’a été difficile de faire la transition. Ce sont deux mentalités et deux modèles d’affaires très différents. Un producteur de spectacles demeure un marchand avant tout. Pour vendre ses billets, il doit se démarquer à travers une grande offre. Il prend un risque financier, car si un show ne marche pas, il perd tout ! En télé, le risque est moindre.

Q. Car le diffuseur achète votre émission à l’avance et donne son aval pour sa production, ce qui diminue votre risque financier. Quel est votre rôle alors ?

R. Le producteur s’assure de livrer un contenu de qualité au diffuseur. En télévision, il y a beaucoup d’éléments, d’intervenants, de travail en amont dans le processus de création. De plus, tous les postes sont clés ! C’est comme diriger un orchestre symphonique.

Q. Et quelle partition le producteur joue-t-il ?

R. Le producteur ne joue pas. Il s’assure que tous les gens impliqués jouent bien leur partition. Mais au départ, il faut faire confiance à son intuition. Toute ma vie, j’ai marché au feeling. Et je pense avoir un bon pif.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Vincent Leclerc et Madeleine Péloquin sur le plateau de la série télé Les pays d’en haut

Q. Quand vous avez lancé l’idée d’une nouvelle mouture des Belles histoires des pays d’en haut, tout le monde était sceptique. Qui voudrait regarder une « vieille affaire » du terroir dans les années 2000… A-t-il été difficile de mettre la série au monde ?

R. Oui, j’ai dû me battre pour Les pays d’en haut. Or, j’y croyais depuis des années. Cette histoire, tout en faisant partie de notre patrimoine, est très moderne à mes yeux. Lorsque l’auteur Gilles Desjardins a embarqué dans le projet, il m’a dit qu’il voyait la série comme un western contemporain avec des personnages très actuels. J’ai alors senti que ça pouvait se concrétiser.

Q. C’est important de défendre une œuvre, de se battre pour ses convictions ?

R. Il faut persévérer dans ce métier. Ne pas abandonner au premier refus. On te dit non une fois, tu vas voir ailleurs. On te dit encore non, tu ne lâches pas. Si Fabienne Larouche n’avait pas persisté, Les Bougon n’aurait jamais vu le jour. Dans le milieu de la télévision, si tu écoutes les opinions de tout le monde, tu vas livrer une émission sans couleur, inodore. C’est impossible de prévoir les tendances. Qui aurait dit que Squid Game deviendrait un phénomène de société dans le monde entier ?

Q. Les producteurs sont fiers de dire qu’on voit l’argent à l’écran. Concrètement, ça veut dire quoi ?

R. Au début de Bête noire, par exemple, on voit 32 élèves sortir de l’école, 4 ambulances et 6 voitures de police qui arrivent en urgence et des figurants après la tuerie. Tout ça coûte cher dans un budget de production pour une scène d’une minute. Or, si tu vois deux voitures de police sur les lieux d’une tragédie, la scène n’est pas réaliste. Il y a plus de policiers qui débarquent pour un vol dans un dépanneur !

Q. Pour ça, il faut bien sûr des moyens. Croyez-vous que le temps presse pour obliger les géants du web à fournir leur part pour soutenir la production d’ici ?

R. Oui, je crois qu’on devrait les forcer à contribuer à la production audiovisuelle, en remettant un pourcentage de ce qu’ils font ou des redevances, comme les compagnies canadiennes le font. À mon avis, Disney ou Netflix pourraient mettre 5 % de leurs recettes perçues ici. Pas juste prendre notre argent et gruger nos auditeurs.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Martin Matte et Julie Le Breton

Q. Avec la division internationale d’Encore Télévision, vous vendez vos séries à l’étranger. Bête noire, avec Sophie Cadieux et Isabelle Blais, est diffusée en version originale dans près de 70 pays ; la série de Simon Boulerice Six degrés est aussi en développement en France. Comment est perçue notre télévision ailleurs ?

R. On nous trouve efficaces et rigoureux. Malgré un marché petit au Québec, notre télé se démarque par son audace et son ouverture. En France, on est passés à deux cheveux d’adapter Bête noire, mais une grande chaîne française a refusé à la dernière minute. La direction craignait que la série encourage un « copycat », qu’un adolescent fasse une tuerie dans un lycée… Pourtant, la série montre les conséquences de la tragédie, ses séquelles psychologiques sur les proches. Aux États-Unis, c’est plus difficile. C’est une autre mentalité. On a failli vendre une adaptation américaine des Beaux malaises. Plein de gens semblaient intéressés par le projet. Martin et moi avons rencontré à quelques reprises Peter Farrelly [réalisateur de Green Book]. Or, quand vient le temps de conclure, les Américains passent leur tour. Et on ne sait jamais pourquoi…