Un film sur la chanteuse pop belge Angèle. D’autres sur le rappeur Orelsan, Alanis Morissette, DMX et Kenny G et, bien sûr, six heures sur l’enregistrement de Let It Be des Beatles. Les amateurs de musique ont amplement de quoi s’en mettre plein les yeux ces dernières semaines. Est-ce le signe d’une vague qui monte ?

« Ç’a été tellement vite et ç’a été tellement fort… Je crois que ça me fait du bien de mettre des mots, de pouvoir raconter l’histoire telle que je l’ai vécue », dit Angèle au tout début du film qui porte son prénom, où elle revient sur le succès fulgurant de son premier album sorti en 2018. Le ton est intimiste et la promesse, claire : Angèle se confie.

L’approche fait penser à celle adoptée pour des films consacrés à Taylor Swift (Miss Americana, sur Netflix) et Billie Eilish (The World’s a Little Blurry) sortis plus tôt cette année : un documentaire au service de l’image de l’artiste. Ces trois films ne sont que la pointe de l’iceberg : de The Beatles : Get Back à Devil at the Crossroads (sur le bluesman Robert Johnson) en passant par une plongée dans l’histoire du hip-hop ou dans l’idylle entre Leonard Cohen et sa Marianne, on assiste actuellement à une vague de documentaires sur la musique, ses coulisses, ses vedettes et ses icônes.

« L’appétit est là », constate Danick Trottier, professeur au département de musique de l’UQAM. Il croit que ce « nouveau souffle » vient de quelques films clés, dont Sound City, lancé au festival Sundance en 2013, dans lequel Dave Grohl (Foo Fighters, Nirvana) raconte l’histoire d’un studio d’enregistrement de Los Angeles en allant à la rencontre d’artistes qui y ont travaillé. Ce n’est pas passé inaperçu parmi les Netflix de ce monde, selon le musicologue.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Danick Trottier, professeur de musicologie à l’UQAM

La conjoncture aide aussi, estime Jacinthe Brisebois, directrice de la programmation du Festival international du film sur l’art (FIFA). « La venue des grandes plateformes de diffusion comme Amazon, Netflix, etc., contribue à faire en sorte [qu’il y en a plus], dit-elle. Elles ont besoin de contenu. Souvent, ça va générer de l’écoute, leur permettre d’augmenter leur nombre d’abonnés et de les garder. »

Guylaine Maroist, elle-même productrice et réalisatrice de documentaires consacrés à la musique, fait un parallèle avec le début des années 1990 : à l’époque, l’émergence de chaînes spécialisées avait causé un mouvement semblable. Jusqu’à ce que la téléréalité ne vienne bouleverser les habitudes de consommation de télé et que la dématérialisation de la musique ne provoque une segmentation des marchés.

Ce qui se produit aujourd’hui est la conséquence d’un autre phénomène, signale Danick Trottier : l’affaiblissement ou la disparition de chaînes comme MTV ou MusiquePlus, temples du vidéoclip dans les années 1980 et 1990. « Les Netflix de ce monde ont [maintenant] tout le loisir de présenter des documentaires bien montés avec une trame narrative, juge-t-il. Et il faut croire que le public est réceptif. »

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, LA PRESSE

Jacinthe Brisebois, directrice de la programmation du Festival international du film sur l’art, et Jérôme Rocipon, directeur des communications

Docu ou infopub ?

Ce n’est pas d’hier que l’image et la musique font bon ménage. On se rappelle les longs métrages consacrés aux Beatles (A Hard Day’s Night, Yellow Submarine), mais aussi des concerts filmés sur scène (les Rolling Stones à Altamont) ou des films musicaux (Pink Floyd : Live at Pompeii). Or, la ligne est parfois très, très mince entre approche documentaire et projet publicitaire.

Il y a des documentaires qui en sont vraiment et d’autres qui sont « une ligne d’un dossier de presse montée en épingle », selon Jérôme Rocipon, directeur des communications au FIFA, qui a déjà fait de la promotion pour une étiquette de disques de Bordeaux, en France. Il croit que la montée des réseaux sociaux joue aussi dans le phénomène actuel.

Ces docus s’adressent aux fans, qui sont les premiers porte-voix et aussi les principaux publicistes des artistes [à travers les réseaux sociaux].

Jérôme Rocipon, directeur des communications au FIFA

Il n’a rien contre ce qu’il appelle du « fan service ». « Moi le premier, je suis fan de ça, assure-t-il. J’ai adoré le documentaire sur Travis Scott sur Netflix. »

Danick Trottier a pour sa part tendance à se méfier des documentaires qui portent sur des artistes d’aujourd’hui. « Il y a plus une tendance au contrôle de l’image et du propos. » Un monde sépare en effet un film comme Gaga : Five Foot Two (sur Lady Gaga, bien sûr) et What Happened, Miss Simone ? qui retrace l’histoire de chanteuse et de militante de Nina Simone.

Guylaine Maroist estime qu’il est difficile de trouver des documentaires musicaux avec un point de vue critique, car pour mettre de la musique dans un film, il faut d’abord obtenir la permission des ayants droit… On en trouve néanmoins qui versent moins dans l’hagiographie, comme Some Kind of Monster, qui relate l’enregistrement difficile de l’album St. Anger de Metallica, ou qui parlent autant de musique que de société à travers un style musical (Hip-Hop Evolution et Jukebox).

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE

Guylaine Maroist, productrice et réalisatrice

Peu au Québec

La vague de documentaires musicaux se fait encore peu sentir au Québec, où ce genre de films demeure rare. Jukebox, consacré au mouvement yéyé et à son grand manitou, Denis Pantis, lancé l’an dernier, est en quelque sorte l’exception qui confirme la règle.

Jacinthe Brisebois croit que c’est d’abord une question de financement. « Des documentaires, il y en a peu et des documentaires sur l’art, encore moins, observe-t-elle. Diffuser un documentaire unique, à moins que ce soit vraiment une grosse vedette, ça demande beaucoup de promotion et il est difficile pour une chaîne de télévision d’offrir une promotion importante à un produit unique. »

Guylaine Maroist, de La Ruelle Films et coréalisatrice de Jukebox, juge plutôt que les difficultés principales sont les droits musicaux (« C’est extrêmement cher », dit-elle) et le peu d’archives audiovisuelles existant au Québec. « On a juste quelques secondes d’images d’époque où Denis Pantis bouge dans le film, souligne-t-elle. Il a fallu avoir beaucoup d’imagination […] pour illustrer le passé. »

« Je pense que c’est une vague qui va durer », dit néanmoins Guylaine Maroist. Danick Trottier juge aussi que l’intérêt est là et que le succès des films biographiques consacrés à des icônes de la pop comme Freddie Mercury (Bohemian Rhapsody) et Elton John (Rocketman) nourrit aussi le phénomène des docus musicaux par la bande. « Le public semble consommer autant des biopics que des documentaires, dit-il, comme quoi ce qui compte, c’est la relation à l’artiste. »

Où regarder les documentaires récents cités dans cet article :

  • Billie Eilish : The World’s a Little Blurry : sur Apple TV+
  • ReMastered : Devil at the Crossroads : sur Netflix
  • Sound City : sur le site Sound City
  • Gaga : Five Foot Two : sur Netflix
  • What Happened, Miss Simone ? : sur Netflix
  • Metallica : Some Kind of Monster : sur Netflix

Plein les yeux… et les oreilles

Voici six documentaires musicaux qui valent le coup d’œil.

The Beatles : Get Back

Avec The Beatles : Get Back, Peter Jackson jette un nouvel éclairage sur la création de Let It Be, l’avant-dernier album enregistré par les Beatles, et sur la dissolution du groupe. Partant de centaines d’heures de films et de bandes audio, le réalisateur a créé une imposante série en trois épisodes où, oui, John, Paul, George et Ringo traversent des moments difficiles, mais où ils montrent aussi leur humour et leur génie créatif. « C’est probablement le meilleur documentaire musical que j’ai vu », souligne Guylaine Maroist, elle-même derrière plusieurs documentaires musicaux.

Offert sur Disney+

Listening to Kenny G

De tous les épisodes de la série Music Box de HBO (offerte sur Crave au Canada), Listening to Kenny G, consacré au célébrissime saxophoniste, est le plus intrigant. Kenny G est adulé par des millions de personnes et copieusement détesté par « l’aristocratie du jazz ». La réalisatrice Penny Lang ne fait pas de détours et montre les deux côtés de la médaille, donnant autant la parole aux admirateurs du musicien qu’à ses détracteurs qui, dans le meilleur des cas, qualifient sa musique de « papier peint ». Kenny G lui-même occupe une grande place à l’écran, se révélant à la fois drôle et lucide. Ce film cherche à le réhabiliter, mais trouve un équilibre entre éloge et regard critique.

Offert sur Crave

Miss Americana

Ce documentaire qui retrace le parcours de Taylor Swift se classe parmi ce qu’on pourrait appeler les « biographies autorisées ». Son propos est développé de manière à montrer le talent, le courage et la résilience de la chanteuse. Bref, à nourrir une image positive d’elle auprès de ses fans. Or, il n’y a rien de banal ici. Entre les humiliations publiques — et imméritées – qu’elle a subies, ses problèmes d’image corporelle, sa bataille pour la récupération de ses droits d’auteur et le procès qu’elle a dû traverser après avoir subi des attouchements, on découvre une jeune femme de plus en plus en possession de son art et d’elle-même.

Offert sur Netflix

Hip-Hop Evolution

Cette fascinante série, qui compte cinq saisons de quatre épisodes, remonte aux racines de ce qui deviendra le hip-hop, avec minutie et intelligence. Son coup d’envoi est magistral : il raconte pas à pas l’émergence du style dans le Bronx, en s’attardant autant à ses sources musicales qu’à ses innovations techniques et technologiques. Ce qui rend la série encore plus intéressante, c’est son aspect social, voire anthropologique, notamment quand elle rappelle le rôle d’unificateur joué par Afrika Bambaataa pour rassembler des bandes rivales et créer un mouvement unificateur qui portera aussi le hip-hop naissant.

Offert sur Netflix

Angèle

Ce n’est pas un hasard si le documentaire consacré à Angèle vient de paraître : la chanteuse de Balance ton quoi préparait son retour imminent sur disque. Orelsan a fait le même travail de relations publiques plus tôt cet automne et Billie Eilish aussi, l’hiver dernier. Que raconter au sujet d’une si jeune carrière ? L’ascension, bien sûr, avec le beau et le moins beau de la célébrité. L’idée ici est de brosser un portrait intime d’Angèle, à l’aide d’images tirées des archives familiales, et de montrer la création du disque lancé le 2 décembre, Nonante-cinq.

Offert sur Netflix

Jukebox

Ce film de Guylaine Maroist et Éric Ruel fait partie des rares documentaires musicaux québécois. Jukebox raconte l’explosion yéyé et brosse en même temps le portrait du producteur qui a pratiquement inventé l’industrie du disque au Québec : Denis Pantis. Tout ça au son des Classels, Michèle Richard, Renée Martel, César et les Romains, Milady’s et bien d’autres figures de la pop ; lorsqu’il était possible d’entrer en studio un soir et de voir sortir son 45-tours quelques jours plus tard. Un portrait d’époque, sur les plans social et culturel, dans un emballage visuel engageant et réussi.

Offert sur DVD et en location sur Vimeo