Deux fois par mois, La Presse convie des créateurs de l’industrie audiovisuelle à nous parler de leur métier. Et aussi des défis de la création télévisuelle à l’ère du multiécran et des plateformes. Aujourd’hui, nous parlons avec la scénariste et réalisatrice Karina Goma.

Après avoir participé à l’émission La course Europe-Asie, Karina Goma a réalisé plusieurs documentaires, dont Casques roses, Ligne ouverte et Un coin du ciel. À l’aube de la quarantaine, elle s’est réorientée vers des projets de fiction pour la télé et le web. Elle a coécrit la comédie Prozac et collaboré à des épisodes de Boomerang et de Fugueuse. Cet automne, elle cosigne avec Catherine-Anne Toupin… Moi non plus ! La série reviendra pour une deuxième saison sur Noovo.

Vous avez connu des débuts douloureux en télévision. En 2010, votre première série, Prozac (coécrite avec Sophia Borovchyk), a connu un beau succès, avant d’être retirée des ondes l’année suivante. Pourtant, vous aviez eu le « go » pour la suite…


Pas juste le « go » : on avait écrit la deuxième saison au complet ! Quatre semaines avant d’aller en préproduction, le diffuseur V (qui venait d’acheter TQS) a tiré la plogue pour des raisons budgétaires. Ce deuil a été très douloureux. J’ai décidé ensuite de ne plus jamais trouver mon plaisir sur la base de voir un texte produit ou pas. En 15 ans, j’ai développé davantage de projets qui se sont retrouvés dans mes tiroirs que sur nos écrans. Je ne peux pas travailler chaque jour sur un projet en fonction d’un tournage. La concurrence est très forte dans l’industrie. Il y a une quantité hallucinante de nouveau contenu. Du jour au lendemain, le vent peut changer de direction. Rien n’est jamais garanti.

PHOTO FOURNIE PAR V


Patrice Robitaille, Isabelle Blais, Louis Morissette et François Létourneau, vedettes de la série Prozac, en 2010

Comme d’autres nostalgiques des années 1980, vous aimez regarder le téléroman Des dames de cœur, rediffusé depuis l’été sur ICI ARTV. Est-ce un plaisir coupable ?

Non, j’aime vraiment ça. Bien sûr, les codes télévisuels ont complètement changé. Il y a des épisodes où il ne se passe strictement rien ! Or, Lise et Sylvie Payette (les auteures) abordaient des thèmes assez modernes pour l’époque. De plus, elles n’avaient pas à conclure leurs épisodes avec un cliffhanger, à créer une fin qui laisse le téléspectateur en suspens pour l’empêcher de décrocher. À l’époque, il y avait deux ou trois grands rendez-vous par saison. Aujourd’hui, le public peut suivre 20 nouvelles séries par semaine.

Vous venez du documentaire. En quoi votre expérience de réalisatrice sur le terrain nourrit-elle votre écriture en fiction ?

Pour moi, c’est le même chemin, le même métier, avec des outils différents. En documentaire, j’ai le contrôle du début à la fin. Alors qu’en fiction, c’est un acte d’humilité. Tu as beau avoir imaginé une histoire dans ta tête, elle va recevoir d’autres couches d’écriture ; avec le jeu, la réalisation, le montage… Finalement, ce n’est plus uniquement ton histoire.

Et dans le processus d’écriture, entre documentaire et fiction, y a-t-il des différences marquantes ?

La fiction me permet d’aller plus loin, d’avoir moins de pudeur par rapport à mon sujet. Mon approche en documentaire est plus humaniste. Par exemple, pour Un coin du ciel [son documentaire sur les usagers et les travailleurs du CLSC Parc-Extension], je tenais à respecter l’intimité des gens, à ne pas briser la relation de confiance que j’avais développée sur plusieurs mois. Alors qu’en fiction, le problème ne se pose pas. Je peux donc aller plus loin dramatiquement.

Et socialement, humainement, l’auteure de fiction se sent-elle aussi impliquée dans son projet ?

Je ne pense pas que la télé doive passer un message à tout prix. Ça reste d’abord un divertissement. Or, de plus en plus, les créateurs de fiction ont envie de dire des choses, d’avoir un point de vue sur le monde dans lequel ils vivent. Des séries numériques comme Je voudrais qu’on m’efface ou L’écrivain public peuvent nous ouvrir les yeux sur un milieu, une réalité, qu’on ne connaît pas. Car la fiction peut nous transformer, nous faire ressentir ce que vivent les personnages dans notre propre chair.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Karina Goma

Quand vous amorcez un nouveau projet, l’empathie est-elle un moteur ?

Ça dépend des projets. Par exemple, pour… Moi non plus !, j’aborde, avec Catherine-Anne, le phénomène du clivage, de la violence dans les débats de société. Je ne pense pas qu’on soit toujours en colère sans raison. D’où ça vient, ce fiel ? C’est donc la blessure sous la colère qui m’intéresse. Le point de départ d’un personnage, c’est toujours sa blessure.

On voit d’importants changements en matière de diversité à l’écran. Toutefois, certains trouvent que la télé ne change pas assez vite. Qu’en pensez-vous ?

La télé prend du temps à changer, car c’est plus facile, pour ses artisans, de parler d’univers qu’ils connaissent bien. Bien que mon père soit égyptien, je crée surtout des personnages québécois de souche et d’identités de genre que je connais. D’où la nécessité de faire de la place à la diversité à tous les échelons. C’est difficile de se mettre dans la peau de l’autre. Mais c’est un bien, une richesse, d’avoir accès à d’autres univers. La fiction peut nous tirer vers le haut, nous transformer, en nous donnant de l’empathie pour l’autre.

Vous dites que même en ayant un père égyptien et après avoir fait des études arabes à l’université, ça reste difficile d’imaginer des personnages d’autres communautés. Comment expliquez-vous cela ?

Parce qu’on a tous des préjugés inconscients. Un jour, dans un brainstorm avec des collègues, je me suis rendu compte que j’avais donné toutes les courbes de comédie aux personnages masculins. J’ai vu tellement de sitcoms où ce sont les hommes qui portent les comédies sur leurs épaules, alors que les femmes jouent les faire-valoir, qu’inconsciemment, j’écrivais les répliques comiques pour les gars. Comme quoi, il faut parfois se rappeler à l’ordre.

Les réponses ont été éditées par souci de concision.