Céline Galipeau animera jeudi, à 21 h, à ICI Radio-Canada Télé, une émission spéciale devant public intitulée Ces femmes qu’on tue, sur le féminicide. Le Petit Robert a fait de « féminicide » son mot de l’année 2019, alors que celui de Polytechnique a été reconnu comme tel 30 ans après les faits.

Marc Cassivi : Le féminicide est un sujet qui est malheureusement beaucoup dans l’actualité…

Céline Galipeau : C’est un sujet qui me touche beaucoup. Mais pas depuis toujours ! La première fois que je suis allée en Afghanistan, j’ai découvert que la réalité des hommes et des femmes était tellement différente dans ce coin du monde. À partir de là, je pense que j’ai été plus consciente.

M.C. : La première fois, c’était dans les années 2000 ?

C.G. : Oui, et même pas au début des années 2000. Je ne faisais pas des topos précisément sur les femmes. C’est plus tard, quand j’y suis retournée et que j’ai fait un reportage sur les femmes qui s’immolent et se suicident par le feu que j’ai découvert combien la réalité des femmes était terrible. On parle beaucoup de la burqa, mais ce n’est pas le problème majeur. Elles se font battre, elles se font violer, elles se font brûler. Elles sont des domestiques dans leur belle-famille. Elles se font frapper, on abuse d’elles, et elles n’ont aucun recours. Elles ne peuvent pas retourner dans leur famille sous peine de se faire tuer par leur père. Ça m’a ouvert les yeux et fait prendre conscience de bien des choses. Après, ça a beaucoup orienté les reportages que j’ai faits. En Inde, j’ai fait un reportage sur les veuves que l’on jette à la rue. Dans toutes les religions, dans quantité de pays, la manière dont on traite les femmes est terrible. Maintenant, j’ai une sensibilité particulière. Ça a un peu défini ce que je suis devenue par la suite. En revenant ici, j’étais sûre que tout allait bien pour les femmes. Mais petit à petit, je me suis rendu compte que ce n’était pas tout à fait ça.

M.C. : Ici aussi, le féminicide est un grave problème…

C.G. : Récemment, il y a eu cinq meurtres de femmes au Québec. L’ensemble des homicides a baissé. La violence baisse au Canada, de façon marquée. Mais la violence conjugale reste toujours stable. Comme le disait une intervenante que j’ai rencontrée, il y a un Polytechnique par année, au moins. Au début, je n’étais pas sûre qu’on pouvait faire un lien entre la violence conjugale et le féminicide, mais les études montrent qu’effectivement, c’est très souvent le cas. On prépare une émission qui part de ce constat, mais qui veut aussi présenter des solutions possibles. Par exemple, l’Espagne est très avancée en ces matières. C’est le pays modèle sur ce plan. Les Espagnols ont commencé dans les années 2000 à mettre sur pied des tribunaux spécialisés pour des femmes victimes de violence conjugale. Elles sont rapidement prises en charge. Depuis qu’il y a des bracelets électroniques, des téléphones « danger », le nombre de meurtres a diminué. Des choses peuvent être faites.

M.C. : C’est sans doute une idée préconçue, mais je m’étonne que l’Espagne, pays avec une culture traditionnellement machiste, soit un modèle. J’aurais été moins étonné d’entendre parler de la Finlande ou de la Norvège…

C.G. : C’est vrai que les Scandinaves servent souvent de modèles ! Il y a une femme en Espagne qui se faisait battre par son mari et qui en a parlé à la télévision. Elle a été tuée peu après. Toute la société s’est mobilisée, et le gouvernement aussi. Il y a une prise de conscience chez nous, depuis qu’il y a eu ces cinq meurtres. On s’est demandé si ces femmes avaient été assez protégées. Il y a beaucoup de choses à dire. Les deux femmes battues que j’ai rencontrées pour l’émission m’ont dit que, si elles avaient su qu’il y avait des ressources adaptées, elles seraient peut-être parties. Mais elles ne sont même pas conscientes qu’elles pourraient se sauver et être prises en charge.

M.C. : Plus on en parle, et plus on leur donne cette chance…

C.G. : Il faut en parler ouvertement. Il faut nommer les choses aussi. Ce sont les organisations féministes qui ont fait les décomptes de femmes tuées. Avant, ça rentrait dans la catégorie plus générale des meurtres. Il y a une prise de conscience des médias, récente aussi, notamment en France. Il faut arrêter des titres comme « La pizza n’était pas prête, il l’a tuée ».

M.C. : Il faut savoir nommer les choses dans les médias. Comprendre les préjugés que l’on véhicule en relayant l’information. On ne dit plus « drame conjugal » ou « crime passionnel ». Le féminicide est le mot de l’année du Petit Robert, mais on a enfin reconnu celui de Polytechnique, 30 ans plus tard…

C.G. : Ça a pris 30 ans pour qu’on le dise ! Il y a une prise de conscience là. Qu’est-ce qu’on peut faire ? Qu’est-ce qu’on peut améliorer dans notre système ? Notre émission va présenter des reportages et des rencontres avec des experts. Il y a toutes sortes de propositions, par exemple, de mieux surveiller les hommes avant qu’ils posent un geste grave. Il y a toute la question des libertés individuelles aussi. Il faut parler de toutes ces problématiques. C’est ce qu’on va essayer de faire. Pourquoi dans une société aussi avancée que la nôtre, on n’arrive pas à baisser le nombre de féminicides ? Est-ce qu’on prend ça assez au sérieux ? Est-ce qu’il n’y a pas des relents de la société patriarcale dans la violence faite aux femmes ? Les intervenants disent qu’il faut mieux former les juges, mieux former les policiers. Il y a toujours le préjugé du : « Si c’était si grave que ça, elles seraient parties… »

M.C. : Il faut mieux comprendre la psychologie des victimes qui retournent vers leurs agresseurs, le syndrome de Stockholm, etc.

C.G. : Les cycles sont les mêmes pour toutes les femmes, partout dans le monde. C’est ça qui est troublant. Les meurtres sont souvent très violents aussi, parce qu’il y a des explosions de colère. Ce sont des choses que je n’imaginais pas toujours. C’est un sujet dont on parle peu et qui est difficile à traiter aussi. On en parle davantage depuis #metoo. C’est #metoo qui nous a menés là, à cette vague de dénonciation et de prise de conscience.

M.C. : Quand vous dites que votre propre prise de conscience face au féminicide est assez récente, c’est parce qu’on n’en parlait pas beaucoup dans les médias ? Qu’on ne mettait pas les mots là-dessus ?

C.G. : C’est juste que moi, comme femme, je n’avais pas l’impression d’avoir vécu vraiment de discrimination. Longtemps dans ma carrière, même si je savais que c’était plus dur pour les femmes, je ne le constatais pas. On me demandait, par exemple, comment c’était pour une femme journaliste en Afghanistan et j’y voyais beaucoup d’avantages. J’avais accès aux femmes, contrairement à mes collègues masculins. C’est drôle que ce soit ici, au Québec, que je me sois rendu compte qu’il y avait encore des différences, même pour moi, et pour beaucoup de femmes. On a fait beaucoup de progrès, mais il y a encore beaucoup de chemin à parcourir. C’est vrai que ma prise de conscience s’est faite tard. Même dans la salle de nouvelles, autour de la table, quand on disait qu’une femme sur trois se faisait agresser, les gens disaient que c’était exagéré. On s’est rendu compte avec #metoo qu’on n’exagérait pas tant que ça.

M.C. : Souvent, c’est la pointe de l’iceberg, le harcèlement, les violences, les agressions dont on entend parler. On sait que celles qui sont rapportées, c’est très peu. Mais c’est difficile de mettre des chiffres là-dessus.

C.G. : Il va falloir qu’on essaie de mettre des chiffres là-dessus, des noms sur ces personnes-là, et d’essayer de faire en sorte que les gens prennent conscience que ça se passe à côté de chez nous ! Je faisais des entrevues avec ces femmes, et c’était comme un coup de poing. Ça ne se peut pas, tout ce que ces femmes-là vivent. Et pourtant, c’est ordinaire. Ce n’est pas extraordinaire. C’est ce qui est le plus désolant.