Sophie Cadieux est une femme bien ordinaire… au talent extraordinaire ! Depuis 20 ans, elle fait son métier sans plan de carrière ni autre dessein que celui d’assouvir sa curiosité. Alors qu’on la verra dès mercredi chez Duceppe, aux côtés de 12 interprètes, La Presse trace le portrait de cette actrice d’une rare polyvalence. Et appréciée de tous.

Suivre son instinct

Travailleuse acharnée, Sophie Cadieux plonge dans chaque rôle avec bonheur et rigueur. En France, où elle a joué à deux reprises, Sophie Cadieux serait une superstar de la trempe d’Isabelle Huppert. Ici, on la retrouve à la sortie du métro Place des Arts, incognito avec le texte de la pièce Disparu.e.s dans son sac à dos, juste avant ses répétitions chez Duceppe.

Dans la file d’attente, le journaliste ne la voit pas tout de suite. Sophie Cadieux lui tape délicatement l’épaule et se manifeste. La comédienne commande, puis va le rejoindre au fond du café… sans que personne détourne un instant le regard. Voilà pourquoi l’adaptation de la série Appelez mon agent marche moins au Québec : on peut exercer le métier de Juliette Binoche et passer inaperçu dans le métro !

Mais ne comptez pas sur Sophie pour critiquer le « star-système » québécois. La comédienne apprécie sa liberté au Québec. Liberté d’action et de création qui lui permet de prendre des risques et de nager dans des eaux diverses.

« J’ai la chance de passer d’un projet expérimental à une production populaire, dit-elle. Jouer un solo à La Chapelle [une salle de 80 places] et tourner une série à Radio-Canada. » Elle peut aussi faire un laboratoire de recherche avec Pierre Lapointe, chanter dans un spectacle hommage à Pauline Julien (La renarde), organiser une soirée de poésie sur Marie Uguay et participer à un jeu-questionnaire de Patrice L’Ecuyer… 

Comme à ses débuts

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

La comédienne apprécie sa liberté au Québec. Liberté d’action et de création qui lui permet de prendre des risques et de nager dans des eaux diverses.

Son secret ? Sa capacité d’« éprouver du confort en sortant de sa zone de confort », comme dit la formule. À 42 ans, la comédienne demeure à la recherche du vertige de la débutante. Ce petit pincement au cœur qui lui donne l’impression qu’elle joue toujours « pour la première fois ». Comme à ses débuts. 

« En 2001, à la fin du Conservatoire, je voulais me consacrer uniquement au théâtre de recherche et de création. Puis j’ai décroché le rôle de Vanessa dans Watatatow! », se souvient-elle. Ce personnage, avec celui de Clara dans Rumeurs, l’a fait connaître partout au Québec. Elle a alors réalisé que la notoriété publique n’était pas incompatible avec la recherche et l’expérimentation.

À l’instar de Jean-Louis Millette, qui adorait jouer tant Le roi Lear au TNM qu’un sketch de Gilles Latulippe au Théâtre des Variétés ou le clown Paillasson dans La Ribouldingue, Sophie Cadieux aime le mélange des genres. Elle refuse de favoriser un milieu par rapport à un autre. L’élitisme en art, non merci.

« Si la forme est différente, le travail reste le même. J’apprends mon texte avec la même méthode pour Lâcher prise ou pour 4.48 Psychose, de Sarah Kane. Je le marque avec des barres et des codes de couleur. Je dis mes répliques à voix haute. J’écris aux créateurs pour leur poser des questions… », illustre-t-elle.

Je plonge dans chaque rôle, chaque projet, avec la même démarche, la même intensité.

Sophie Cadieux

Son conjoint, le comédien et auteur Mani Soleymanlou, témoigne de son impressionnante capacité de travail : « Sophie est une première de classe, dit-il. Avant de monter sur scène, elle est hyper préparée. Le tout ensuite fait son chemin dans le corps, elle abandonne le boulot mental et laisse son corps prendre le relais. Ça donne Sophie comme actrice. Intelligente, physique, libre… car préparée. »

C’est pas juste de la télé

Deux jours plus tard, on retrouve Sophie Cadieux, par un petit matin frisquet, sur le tournage de la quatrième saison de Lâcher prise, populaire série de Radio-Canada. Ce jour-là, la scène filmée par le réalisateur Sébastien Gagné se passe à l’extérieur dans une petite rue du Plateau. Entre deux prises, l’équipe attend qu’un camion de recyclage parte et cesse de faire du bruit. C’est long… Ça recycle beaucoup sur le Plateau Mont-Royal.

Silence… Action ! 

PHOTO ALAIN ROBERGE

Les deux actrices sont de bonnes amies depuis 12 ans.

Valérie (Cadieux) marche sur le trottoir au bras de sa mère, Madeleine (Sylvie Léonard), pour se rendre à leur rendez-vous avec leur psy (Danielle Proulx). La lumière d’automne inonde leurs cheveux, leurs visages… Dans le moniteur, sans entendre les savoureuses répliques écrites par Isabelle Langlois, on remarque la complicité et l’amour entre les deux personnages. Et ces deux grandes actrices ! 

« J’aime TOUT de Sophie : son intelligence, son talent, sa sensibilité, son instinct, sa curiosité… », s’exclame Sylvie Léonard, rencontrée dans sa loge après le tournage, en compagnie de sa collègue.

Les deux actrices sont de bonnes amies depuis 12 ans. Elles se sont liées d’amitié durant les représentations des Yeux de verre, de Michel Marc Bouchard, au Théâtre d’Aujourd’hui, où elles jouaient… une mère et une fille. Depuis, Sylvie et Sophie rêvaient de rejouer ensemble au théâtre. Or, c’est plutôt la télévision qui les a réunies. Avec le succès que l’on sait.

Toutes les deux se réjouissent de voir la place des femmes au petit écran. Devant et derrière la caméra. « Les femmes sont à l’avant-scène de la fiction à la télévision depuis quelques années », disent-elles en pensant aux Isabelle Langlois, Chantal Cadieux, Florence Longpré, Pascale Renaud-Hébert, Danielle Trottier, Marie-Andrée Labbé. Et aussi à des réalisatrices comme Chloé Robichaud, Louise Archambault…

Selon elles, cette vague de créatrices apporte des histoires au féminin pluriel. « Ce que je trouve beau dans la relation mère-fille de Lâcher prise, c’est qu’Isabelle [Langlois] montre deux générations de femmes de carrière qui ont vécu différemment les choses, explique Cadieux. Pour des raisons différentes, Valérie et Madeleine ont de la difficulté à assumer leurs choix de vie. Mais elles finissent par se réconcilier dans leur vision du féminisme. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Toutes les deux se réjouissent de voir la place des femmes au petit écran.

Le féminisme est arrivé tard dans la vie de Sophie Cadieux. « Adolescente, je ne sentais pas de disparité entre les sexes. Quand des femmes plus âgées me parlaient de “bataille”, je répondais : “Mais quelle bataille ? !” Enfant, on m’a dit que j’avais tous les droits. On ne m’a jamais rien interdit de faire. »

Au début de la vingtaine, en sortant de l’école de théâtre, la comédienne constate que certains rapports inégalitaires sont « plus insidieux ». « Je réalise qu’il y a un combat inhérent à la condition féminine… mais que personne ne m’en avait parlé avant ! » ironise Cadieux.

Maman last call

Mère d’un garçon de 4 ans, on lui pose souvent des questions sur la conciliation travail-famille. Comment réussir sa maternité en continuant à se réaliser pleinement comme artiste ? « Je comprends que ça intéresse les gens, dit Sophie Cadieux, mais je trouve ça drôle que les médias interrogent rarement les acteurs à propos de leur paternité. Pourtant, à l’instar des hommes, une femme ne se réalise pas dans UNE seule chose. Bien sûr, la maternité représente un défi, ça implique qu’on doit faire des choix. Mais dans ces choix, il n’y a pas celui du deuil de la femme qu’on était avant de devenir mère. »

Dans les années 70 et 80, pour la génération de Sylvie Léonard, réussir sa carrière, sa maternité et sa vie amoureuse semblait inconciliable — pas pour celle de Sophie Cadieux.

On nous a dit que tout était possible. Une femme peut s’épanouir sur tous les plans. Être une excellente amante et être bardée de diplômes à l’université ; avoir une carrière, tout en étant une “super mom” qui fait du yoga et publie des photos sexy sur Instagram. Jusqu’au jour où elle se tape un burn-out…

Sophie Cadieux

Est-ce Sophie ou Valérie qui parle ? Non, Sophie Cadieux n’a pas fait de « burn-out ». Mais elle ajoute que sa partenaire de Lâcher prise l’a « inspirée et encouragée » dans ses choix après la naissance de son fils. « J’avais le même âge que Sophie lorsque j’ai eu ma fille, explique Sylvie Léonard. Une mère, d’emblée, va toujours se sentir coupable en son for intérieur. Je dis souvent : “Si mon enfant a mal au ventre, je me demande ce que j’ai mangé !” » 

Féministe et féminine

Une autre bonne amie a aidé Sophie dans ses choix de vie et de carrière. C’est la directrice artistique d’Espace Go. En 2011, Ginette Noiseux lui laisse les clés du théâtre, en lui offrant une résidence de création de trois ans. « Quand je l’ai connue, Sophie portait des minijupes vintage et fluo et lisait des ouvrages politiques d’Hannah Arendt, se souvient Noiseux. Elle est décomplexée par rapport aux stéréotypes féminins. On peut aimer la mode en étant féministe. C’est inspirant, dialoguer en sa compagnie. Sophie ratisse large dans ses projets artistiques comme dans ses idées sociales, mais elle ne se disperse pas. »

Ginette Noiseux se souvient du jour où Cadieux est arrivée dans son bureau du Mile End, avec « ses petites boîtes » et son désir de créer une pièce sur le mythe de la romancière Nelly Arcan. « Cette création, La fureur de ce que je pense, est une œuvre majeure et l’une des productions d’Espace Go dont je suis le plus fière, lance la directrice. Même Pedro Almodóvar a vu le spectacle en tournée en Espagne ! »

PHOTO FOURNIE PAR LE FTA

Evelyne de la Chenelière dans la pièce La fureur de ce que je pense au FTA

L’amie Sophie 

Tout le monde veut avoir Sophie Cadieux pour amie. « C’est parce que Sophie n’est jamais, jamais dans le jugement », croit le directeur du Théâtre Denise-Pelletier, Claude Poissant. Le metteur en scène l’a dirigée au théâtre dans son premier rôle de création, la pièce Unity, en 2003. « J’avais déjà vu Sophie au Conservatoire dans un show étudiant, dit-il. J’avais apprécié l’intelligence de son jeu, la luminosité de son regard. Sophie est transparente et toujours dans l’ouverture. Elle a un côté crédule. Elle ne voit jamais le négatif chez l’autre. Elle fait jaillir le meilleur… et disparaître l’inutile. »

Même son de cloche avec Florent Siaud. « Je cherchais une actrice charnelle, avec une belle luminosité et une sensualité, quand j’ai monté le solo 4.48 Psychose, en 2016 », explique-t-il. (Sophie Cadieux rejouera cette pièce, qui lui a valu prix et éloges, au printemps 2020 en France et en Suisse.) « Sophie est un condensé du jeu québécois, poursuit le metteur en scène. C’est un croisement entre le corps et l’intellect, l’instinct et le cérébral. Elle a aussi une grande culture. Il y a eu une affinité sélective entre nous. »

PHOTO NICOLAS DESCTEAUX, PHOTO FOURNIE PAR LA CHAPELLE

4.48 Psychose

On comprendra pourquoi tout le monde veut être l’ami(e) de Sophie Cadieux.

Disparu.e.s : amour et cruauté

Mieux connue sous le titre d’August Osage County, qui a fait l’objet d’un film en 2014 avec Meryl Streep et Julia Roberts, la pièce de Tracy Letts sera présentée chez Duceppe sous le titre de Disparu.e.s. Sophie Cadieux explique le titre de la traduction de Frédéric Blanchette : « On est constitué de centaines de disparitions. On est constamment en deuil de ce qu’on perd. On cherche les choses qui nous échappent. » La pièce est un écrin pour plusieurs beaux personnages, dont des rôles féminins faits sur mesure pour de grandes pointures. 

L’auteur explore le thème de la famille nord-américaine, avec ses secrets et ses blessures. Sophie Cadieux, Évelyne Rompré et Marie-Hélène Thibault jouent les trois sœurs qui reviennent dans la maison familiale, en Oklahoma, à la suite de la disparition suspecte de leur père. Christiane Pasquier incarne la mère contrôlante et toxicomane, sous la direction de René Richard Cyr.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND

Sophie Cadieux dans la pièce Disparu.e.s

« Je ne suis plus capable de perpétuer le mythe de la famille ou de la connexion cosmique entre sœurs. Nous sommes des êtres humains accidentellement liés génétiquement. Rien de plus », dit la benjamine de la famille Weston, interprétée par Cadieux. 

Les déchirements et les blessures profondes, les manques et les dépendances. Tout cela fait partie de cette œuvre phare du théâtre états-unien qui utilise les mots comme des armes. La pièce a tenu l’affiche 18 mois à Broadway, et s’est mérité 7 prix Tony et un Pulitzer en 2008.

En entrevue, Cyr a dit qu’avec ce texte, Tracy Letts a écrit « un croisement des pièces de Williams, Miller et O’Neill… en y ajoutant une bonne dose d’humour pour faire un condensé des blessures d’une Amérique qui tourne à vide ».

Disparu.e.s, chez Duceppe, du 23 octobre au 23 novembre

Sophie Cadieux en six dates

2001 : Théâtre de La banquette arrière, troupe qu’elle lance avec 10 camarades du Conservatoire d’art dramatique, dont Éric Paulhus, Rose-Maïté Erkoreka et Renaud Lacelle-Bourdon 

2004 : Cette fille-là, mise en scène par Sylvain Bélanger, présentée notamment à La Licorne 

2007 : Les Lavigueur, la vraie histoire, série réalisée par Sylvain Archambault

2013 : La fureur de ce que je pense, à Espace Go, spectacle conçu avec Marie Brassard, d’après les textes de Nelly Arcan 

2016 : Création de 4.48 Psychose à La Chapelle

2020 Quatrième saison de Lâcher prise, sur ICI Radio-Canada Télé ; Soifs matériaux, du Théâtre UBU, d’après Marie-Claire Blais, du 24 janvier au 16 février à l’Espace Go