Il y a une impression généralisée que la télévision anglophone canadienne est plus plate que les Prairies. Pourtant, les séries du Rest of Canada attirent l'attention comme jamais à l'étranger. Des observateurs et artisans du monde de la télé nous expliquent pourquoi.

La soirée des prix Écrans canadiens, qui récompense les meilleures productions télévisuelles et cinématographiques du pays, aura lieu dimanche. Les émissions en tête de liste n'ont rien à envier aux meilleures séries américaines. Quelques-unes d'entre elles sont d'ailleurs populaires sur Netflix, dont Anne with an E, Schitt's Creek et Workin' Moms, toutes produites par CBC.

Le magazine Variety a louangé la série Workin' Moms, aussi nommée «meilleure série-comédie» aux International Emmy Awards l'année dernière.

Dans ce même média américain, la productrice d'Anne with an E a dit qu'elle était très fière d'avoir fait une émission canadienne avec le talent d'ici. «Nous sommes ravis que notre série résonne dans plus de 190 pays», a confié Miranda de Pencier.

Pour ce qui est de Schitt's Creek, Ellen DeGeneres a présenté Catherine O'Hara et Eugene Levy comme des «légendes» lorsqu'elle les a reçus à son émission et a qualifié la série d'«hilarante». Le New York Times est du même avis.

Fictions de qualité

La directrice de la programmation de la CBC, Sally Catto, explique: «En 2014, nous avons pris la décision de prioriser les comédies de 30 minutes avec un point de vue unique et une histoire originale et centrée sur des personnages», a-t-elle mentionné par courriel.

«Je crois que la directrice de la programmation de la CBC, Sally Catto, a fait de réels efforts pour que la télévision d'État puisse rivaliser avec les séries plus noires et plus osées que nous retrouvons sur les chaînes spécialisées», explique Tony Wong, critique télévision au Toronto Star.

Selon lui, la première production de la CBC issue de cette vision a été Strange Empire, de Laurie Finstad-Knizhnik, en 2014, qu'il décrit comme «un western féministe très noir». Il y a ensuite eu Pure, The Book of Negroes, Kim's Convenience et Alias Grace. Et ça, c'est uniquement les séries produites par le diffuseur public anglophone.

Bien d'autres fictions de qualité ont en effet vu le jour au cours des dernières années dans le Rest of Canada (ROC), comme Cardinal avec Karine Vanasse, Bad Blood sur le mafieux montréalais Vito Rizzuto (maintenant diffusée sur Netflix) et Mary Kills People avec Caroline Dhavernas.

«On voit maintenant beaucoup d'actrices canadiennes qui ont une carrière à Hollywood revenir ici pour jouer dans des séries, parce que des occasions qu'elles n'avaient pas auparavant s'offrent à elles», explique Tony Wong, critique télévision au Toronto Star.

«À titre d'exemple, Serinda Swan [Inhumans, Ballers] va jouer dans Coroner de CBC, Vinessa Antoine [General Hospital] deviendra la première actrice noire tête d'affiche d'une série à heure de grande écoute au Canada. Sans oublier Jessica Lucas [Gotham] dans The Murders, en ondes actuellement à Citytv», explique Tony Wong.

Louis Calabro, vice-président de la programmation de l'Académie canadienne du cinéma et de la télévision, ne croit pas que les créateurs canadiens fassent de meilleures séries qu'auparavant. Il souligne plutôt que les Canadiens sont forts en comédie et que cette tradition ne fait que se poursuivre, entre autres avec Schitt's Creek.

Par contre, il admet que les diffuseurs et les créateurs prennent plus de risques qu'avant. «C'est l'époque dans laquelle on vit. Si tu veux qu'on te remarque dans tout ce bruit ambiant, tu dois te démarquer. Workin' Moms est un bon exemple d'une émission qui peut mettre une partie du public mal à l'aise», explique-t-il.

Mamans sans fard

L'histoire derrière la comédie Workin' Moms (qui en est à sa troisième saison) est intéressante. Sa créatrice, Catherine Reitman, est la fille du réalisateur et producteur Ivan Reitman (Ghostbusters, Beethoven, Up in the Air) et de l'actrice québécoise Geneviève Deloir. Ces derniers ont élevé leurs enfants à Los Angeles, tout en gardant un pied-à-terre à Toronto.

Souffrant de dépression postpartum à la suite de la naissance de son premier enfant, alors qu'elle était de retour au travail, Catherine Reitman avait envie de parler des femmes nouvellement mères. Et ce, sans filtre, parfois dans un langage cru.

PHOTO FOURNIE PAR GLOBAL TV

Caroline Dhavernas dans Mary Kills People

Puisque les diffuseurs américains refusaient la série de sa fille, actrice respectée à Hollywood et douée en comédie, Ivan Reitman a proposé le projet à CBC.

«À ce moment-là, je ne savais pas à quel point c'était stimulant de faire une émission au Canada. Tu deviens un partenaire de ton projet, alors qu'ailleurs [notamment aux États-Unis], ils te traitent comme un employé», a affirmé Catherine Reitman dans une entrevue au Variety, expliquant qu'un diffuseur américain peut montrer la porte à un créateur de projet à tout moment.

L'effet Netflix

Depuis quelques mois, on trouve d'ailleurs plusieurs séries canadiennes sur Netflix. «Les créateurs te diront qu'ils veulent que leurs émissions soient vues par le plus large public. Donc c'est sûr que c'est intéressant de proposer nos émissions à un gros groupe de personnes, dont celles qui n'ont pas le câble», dit Louis Calabro.

«D'offrir le meilleur du Canada au reste du monde est une priorité pour CBC. Nous voulons que nos productions traversent les frontières, et ce, grâce à nos coproductions et partenariats», estime Sally Catto, directrice des programmations CBC.

Tony Wong note que cela permet d'avoir accès à un budget plus important. «Une série comme Anne with an E [une adaptation d'Anne... la maison aux pignons verts], qui est extraordinaire, n'aurait pas pu voir le jour sans l'argent de Netflix», souligne le critique télé du Toronto Star.

Des partenariats de la sorte peuvent par contre porter ombrage aux producteurs canadiens. «Catherine Tait, présidente de CBC/Radio-Canada, n'a pas aimé lire dans le Vanity Fair que Schitt's Creek était un projet de Netflix, alors que les créateurs ont d'abord eu le feu vert de CBC.»

Plus d'argent qu'au Québec

PHOTO STEVE SCOTT, FOURNIE PAR CBC

Cory Gruter-Andrew, Amybeth McNulty et Dalila Bela, dans Anne with an E

Le réalisateur Louis Choquette (Les honorables, Mirador, Le gentleman) tourne régulièrement des séries pour le Canada anglais. Il a entre autres fait l'adaptation de Rumeurs, Nouvelle adresse et 19-2. Pour cette dernière série, il ne cache pas que le budget alloué était beaucoup plus important que celui de la version originale. Mentionnons que les créateurs québécois font état des budgets restreints en télévision depuis plusieurs années.

Les séries produites au Québec ont-elles moins de chances que celles du Canada anglais de rayonner à l'étranger? «D'abord, je veux dire que je regarde des séries québécoises et il y en a qui accotent vraiment les séries internationales. On n'a vraiment pas à rougir de ça, au contraire», dit le réalisateur, joint en France, où il vient de réaliser la minisérie française Philharmonia. Et il commence dimanche la série Mirage, qui mettra en vedette Marie-Josée Croze.

«Je pense que nous sommes allés trop loin au Québec dans les réductions de budget. Chaque année, ça rapetisse. Et là, on vient d'atteindre une limite, qui commence à toucher le jeu des acteurs.»

«Quand tu as des journées de tournage à 15-20 pages par jour - et il y en a qui font 20-30 pages -, c'est délicat, poursuit le réalisateur. Il n'y a plus beaucoup d'options pour être aussi créatif qu'on voudrait l'être, et ce, même si nous avons de très bons acteurs au Québec.»

La barrière de la langue

Pour le vice-président des Services français de Radio-Canada et vice-président de CBC par intérim, Michel Bissonnette, la barrière de la langue constitue assurément un obstacle à l'exportation des séries francophones.

«Pour le Canada anglais, dans la structure financière, dès le jour 1, il y a un distributeur qui prend les droits mondiaux et qui va donc compléter le financement de la série. Donc dès le jour 1, on est certain que la série sera diffusée dans plusieurs pays du monde. Alors que des séries francophones se financent uniquement avec de l'argent du Canada.»

M. Bissonnette explique également que ça fait une éternité que les francophones regardent des oeuvres sous-titrées ou doublées. Le public est habitué et n'est pas réticent à cela. D'ailleurs, on trouve Schitt's Creek sur Tou.tv, Anne with an E  est actuellement diffusée sur ARTV et l'achat des droits de Workin' Moms fait l'objet de négociations.

Cependant, les anglophones ont longtemps perçu le doublage et le sous-titrage comme un élément «irritant», ce qui n'aide pas les créateurs francophones à vendre leurs oeuvres.

«Mais je crois qu'avec l'arrivée de Netflix, qui présente des séries comme Narcos en espagnol, les anglophones sont davantage habitués à regarder un produit doublé. C'est donc un potentiel incroyable pour nos projets francophones. C'est un marché qui, selon moi, va être appelé à grandir très rapidement», dit Michel Bissonnette.

La soirée des prix Écrans canadiens sera diffusée sur CBC dimanche à 20 h.

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Workin' Moms