Après avoir joué dans tous les registres imaginables et traversé avec splendeur le XXe siècle, Janine Sutto, l'une des plus grandes dames du monde du théâtre et de la télévision au Québec, est décédée dans la nuit de mardi, à Montréal, à l'âge de 95 ans. Retour sur une carrière d'exception.

« L'éternité, c'est long, surtout vers la fin », disait Janine Sutto, en paraphrasant Woody Allen. En plus de 75 ans de carrière, la comédienne a vu partir tant de compagnons de route qu'elle s'étonnait d'être encore en vie.

Le gendre de cette doyenne du monde du théâtre et de la télévision au Québec, Jean-François Lépine, a confirmé dans des entrevues livrées à des médias d'information que Mme Sutto a été emportée par une mort naturelle quelques jours après avoir été admise à l'unité des soins palliatifs.

Son décès a été constaté à 5h, mardi matin, au centre hospitalier de St. Mary, à Côte-des-Neiges, où elle était hospitalisée depuis quelques semaines.

La fille de Mme Sutto, la comédienne Mireille Deyglun, a passé les dernières heures à son chevet.

Les réseaux sociaux sont inondés de réactions ce matin à la suite de son décès. Le maire de Montréal, Denis Coderre, a écrit sur son compte Twitter que la mort de cette femme d'exception mettait le Québec en deuil. En octobre dernier, Mme Sutto a assisté en compagnie du maire Coderre au dévoilement d'une murale de l'artiste Kevin Ledo à son effigie sur la rue Montcalm, dans l'arrondissement Ville-Marie.

« La grande petite Janine »

Janine Sutto était toute menue dans son grand manteau crème lorsque nous l'avons croisée, au parterre du Théâtre du Nouveau Monde, pour la première de Tartuffe, en octobre 2016. Mme Sutto assistait aux premières de toutes les compagnies, petites et grandes, institutionnelles ou en marge. Juste avant la représentation, elle a reçu les salutations du premier ministre Philippe Couillard et du ministre de la Culture Luc Fortin, venus célébrer le 65e anniversaire du TNM.

« La grande petite Janine », comme l'appelle affectueusement l'auteur Michel Tremblay, avait de la force et beaucoup de tempérament. Mais surtout un immense appétit de jouer. Le comédien Gilles Latulippe, son ami et camarade dans Symphorien et Poivre et sel, lui avait d'ailleurs trouvé un surnom pour résumer sa passion : Notre-Dame du Théâtre.

Aussi à l'aise sur les planches du TNM et du Rideau Vert que sur celles des théâtres d'été qu'elle a beaucoup fréquentés, elle n'a jamais renié un genre : classique, avant-gardiste, dramatique, comique ou burlesque. Pourvu qu'elle y trouve un intérêt pour le public...

Curieuse, Mme Sutto n'a jamais boudé le théâtre populaire. Elle ne comprenait pas le mépris de certains collègues pour les artistes de variétés. Dès ses débuts sur les planches, dans les années 40, la comédienne passait du boulevard à l'Arcade aux oeuvres poétiques présentées au Théâtre de l'Équipe, sous la direction de Pierre Dagenais, son premier mari.

Vivre dans le présent

Être dans l'action, vivre dans le présent. Voilà l'essence de madame Sutto. Toujours partante pour un projet lui tenant à coeur, mais conservant son sens critique lorsque des compagnons d'armes - scénaristes, metteurs en scène ou collègues comédiens - baissaient leur garde, Janine Sutto a touché à tout  : du théâtre à la radio, de la télévision à la websérie, de l'enseignement à la mise en scène, en passant par l'improvisation.

« On a l'impression, comme toujours, que Janine s'imprègne de ses personnages au point de vivre à travers eux », disait son gendre et biographe Jean-François Lépine, à propos de son personnage dans la pièce Harold et Maude, jouée en 1984 sous la direction de Serge Denoncourt ; pièce qu'elle reprendra une décennie plus tard avec Benoît Vermeulen.

Tout un destin

Le titre de la biographie écrite par son gendre Jean-François Lépine, Vivre avec le destin, n'est pas fortuit. Car aussi grande fut la carrière publique de Janine Sutto, aussi semée d'aspérités fut sa vie personnelle.

Née le 20 avril 1921 à Paris, Janine Sutto connaît, enfant, ses premières épreuves familiales. Son père Léopold, distributeur de films chez Pathé, est presque ruiné à la suite de la Grande Dépression. Il part en Amérique chercher une vie meilleure pour sa famille. Celle-ci le rejoint l'année suivante. Les Sutto s'installent au carré Saint-Louis dans un logement en demi sous-sol.

Diplômée en lettres et sciences de l'académie Saint-Urbain en 1939, Janine Sutto entre à La Revue moderne où elle signe quelques articles, mais elle est vite remerciée en raison de ses positions féministes.

Alors que son père met sur pied un commerce d'objets pieux, la petite Janine s'initie à son environnement. Elle passe ses étés chez les Riddez, fréquente l'Union française où ses compatriotes s'appellent Roger Baulu, Fernand Séguin, François Rozet... Son frère aîné est ami avec l'animateur Guy Mauffette. Ce dernier lui présentera, plus tard, Félix Leclerc, qui sera son voisin dans les années 50 et 60 à Vaudreuil.

La naissance d'une actrice

Sa carrière de comédienne s'amorce à l'aube des années 40, d'abord au théâtre. Elle y rencontre des amies de toute une vie... et quelques amants. En 1942, elle est de la fondation du Théâtre de l'Équipe, dirigée par Pierre Dagenais, un metteur en scène très doué qu'elle épousera deux ans plus tard. 

En parallèle, Janine Sutto fait carrière à la radio. Elle joue dans tellement de feuilletons radiophoniques qu'elle remporte le titre de Miss Radio en 1945. Cette année-là, elle décroche un rôle dans Le père Chopin, long métrage que d'aucuns considèrent comme le premier film québécois.

Les années 50 ouvrent la voie à la Révolution tranquille au Québec. Pour Janine Sutto, cette époque se déroule sous le signe des grands changements : des inoubliables téléthéâtres réalisés en direct, à Radio-Canada, à la fondation du TNM, avec ses amis comédiens - les Gascon, Roux, Groulx, Hoffmann, Gadouas, qu'elle avait pour la plupart fréquentés lors d'un séjour à Paris, en 1947. 

Le 9 octobre 1951, Janine Sutto a déjà une bonne expérience de la scène lorsque Jean Gascon lui confie le rôle d'Élise dans L'avare, la toute première production du TNM.

La comédienne commence sa carrière à la télévision dans L'héritière, en 1953. Elle fera partie de la distribution des Belles histoires des pays d'en haut, téléroman de Claude-Henri Grignon créé en 1956, qui sera en ondes jusqu'en 1970.

En avril 1953, la comédienne tombe amoureuse de l'auteur Henry Deyglun, son aîné de 18 ans. Avec lui, elle quittera la ville pour aller vivre à Vaudreuil, au bord du lac des Deux-Montagnes. De leur union naîtront des jumelles, Mireille et Catherine. Atteinte de trisomie 21, Catherine restera près de sa mère pratiquement toute sa vie. Mireille deviendra comédienne.

À l'aube des années 60, l'actrice enchaîne des rôles très importants, au théâtre comme à la télévision, y compris celui de Linda, la femme de Willy Loman (Jean Duceppe), dans Mort d'un commis voyageur d'Arthur Miller, présentée à Radio-Canada. Dans sa biographie, la comédienne dit que ce rôle est « probablement l'une des plus grandes performances de sa vie ».

En 1967, Mme Sutto devient la mère de Dominique Michel dans Moi et l'autre. La même année, elle fait ses débuts avec Gilles Latulippe à Télé-Métropole dans Lecoq et fils. Une collaboration qui aura des suites : à l'automne 1970, Janine Sutto est de la distribution de la série Symphorien où elle interprète l'inoubliable Berthe L'Espérance. Ce téléroman lui donne accès au salon de tous les Québécois. Elle fera partie des 269 épisodes diffusés entre 1970 et 1977 à Télé-Métropole.

Retour en ville

Les années 70 seront difficiles pour Janine Sutto sur le plan personnel. En février 1971, Henry Deyglun s'éteint à 67 ans. Quelques semaines plus tard, Mme Sutto quitte sa maison de campagne à Vaudreuil pour s'installer dans une tour d'appartements à Montréal. L'an dernier, elle habitait toujours au Rockhill, dans Côte-des-Neiges. Tous les chauffeurs de taxi du quartier connaissaient son adresse. Aucun d'entre eux ne se faisait prier pour sortir de sa voiture et ouvrir prestement la portière à la grande dame.

À la même époque, on la voit au cinéma, dans des « films de fesses » (Après-ski, Les chats bottés, Deux femmes en or), mais aussi dans des classiques du cinéma d'ici, dont Kamouraska de Claude Jutra.

Janine Sutto a de la difficulté à administrer ses finances, selon son biographe. Elle doit travailler dur et refuse peu d'offres. Elle est aussi une mère de famille monoparentale qui paie les meilleurs soins à sa fille trisomique, Catherine. En plus de jouer au théâtre et à la télévision, elle donne des cours particuliers au Rockhill. La doyenne enseigne à de jeunes acteurs qui ont pour nom Alexis Martin, Raymond Legault, Normand Brathwaite...

Ralentir ? Jamais !

Au début des années 90, Janine Sutto innove à nouveau en devenant chroniqueuse de théâtre à l'émission Les démons du midi. L'expérience durera trois ans. Avec le temps, les grands rôles sont moins nombreux. Mais le désir de travailler demeure le même.

Toute cette carrière phénoménale, Janine Sutto l'aura menée en ayant encore et toujours le trac, surtout lorsqu'elle devait chanter en public !

Avec le passage à l'an 2000 arrivent les hommages : Ordre du Canada, Ordre national du Québec, prix Gascon-Thomas et des hommages dans divers galas (La Presse, Rideau, Gémeaux et les Masques). Partout, on salue le talent, la générosité, la ténacité de la grande dame.

En parallèle, il y a ces anciens compagnons qui disparaissent. Les Jean-Louis Roux, Huguette Oligny, Guy Provost, Hélène Loiselle, Mercedes Palomino, Rita Lafontaine, Gilles Latulippe. Et puis sa fille Catherine, en 2011.

À la fin, les journalistes étaient gênés de l'appeler, encore une fois, pour avoir ses réactions sur la disparition d'un grand de la communauté artistique. Mais cette femme de coeur et de devoir trouvait toujours les bons mots pour nous communiquer son admiration, sa peine.

Janine Sutto avait une devise : il ne faut jamais reculer devant une nouvelle expérience. Toute sa vie, elle a sauté dans le vide pour faire vivre des milliers de personnages, à travers mille et une productions, sur toutes les « plateformes », comme on dit de nos jours. Pour le bonheur du milieu artistique et de plusieurs générations de Québécois.

Nous sommes tous en deuil de Janine Sutto.



Janine Sutto en quelques dates

• 20 avril 1921 : Naissance à Paris

• 1930 : Arrivée à Montréal

• 1942 : Elle participe à fonder le Théâtre de l'Équipe

• 1944 : Mariage avec le metteur en scène Pierre Dagenais

• 1951 : Elle joue dans L'avare de Molière, première production du Théâtre du Nouveau Monde

• 1953 : Début de sa relation avec l'auteur Henry Deyglun

• 1958 : Naissance de ses filles Mireille et Catherine Deyglun

• Années 60 et 70 : Les rôles se succèdent au théâtre à la télévision (Les belles-soeursSymphorien, Les belles histoires des pays d'en haut...)

• 1978 : Elle signe sa première mise en scène, Sonnez les matines de Félix Leclerc, au Théâtre du Rideau Vert

• 1991 : Elle devient Compagnon de l'Ordre du Canada

• 1998 : Elle devient Chevalière de l'Ordre national du Québec 

• 2010 : Publication de sa biographie Vivre avec le destin, écrite par son gendre Jean-François Lépine

• 2010 : Elle est de la distribution du théâtre musical Belles-soeurs

• 2013 : Elle devient chevalier de l'ordre des Arts et des Lettres de France

• 2014 : Elle reçoit le Prix du Gouverneur général pour les arts du spectacle

• 2015 : Elle devient Citoyenne d'honneur de la Ville de Montréal