Début octobre, les Grands Ballets ouvriront leur saison en force avec Carmina Burana. Orchestre, solistes et chœurs soulèveront les danseurs (et la foule) sur la partition de Carl Orff, dans une chorégraphie du Roumain Edward Clug présentée en première mondiale. Devant l’engouement, on est passé de six à neuf représentations.

Oui, cette musique nous rentre dedans.

Vous l’avez entendue au cinéma (Excalibur, Natural Born Killers et bien d’autres…) et dans plus d’un message publicitaire.

À l’époque de mes études musicales, en pleine affirmation de la modernité la plus complexe, c’était de bon ton de bouder l’œuvre de Carl Orff. Carmina Burana, composée en 1936, était jugée simpliste et racoleuse. En ajoutant sa récupération indéniable par les nazis et la suspicion d’une collaboration du compositeur avec le régime, on se tenait à distance, se bouchant les oreilles pour ne pas vibrer.

Le temps a fait son travail et l’œuvre a duré, au-delà de cet épisode fâcheux. Tout simplement parce qu’elle est efficace. Deux réactions reviennent d’ailleurs souvent : « irrésistible » ou « des frissons immédiats ».

C’est en lisant sur le neuromarketing que j’ai saisi combien Carmina Burana parle à notre cerveau reptilien, comme si Carl Orff avait saisi toutes les ficelles de cette discipline pourtant récente.

Le neuromarketing sert à comprendre ce qui nous incite à acheter. Ce qui sera déterminant dans la chaîne d’influx nerveux qui traversent notre cerveau. Il veut surtout atteindre notre cerveau reptilien, le plus primitif, celui qui déclenche les réflexes de base.

Sur la page « Espace conseils PME » du ministère du Québec de l’Économie et de l’Innovation, on vante le neuromarketing comme « une façon de concevoir un message qui se démarquera ». Projet tentant pour un compositeur, non ?

On identifie plusieurs leviers d’influence capables de convaincre le cerveau reptilien.

J’ai été renversée d’y trouver une liste assez précise de ce qui fait l’efficacité d’une œuvre comme Carmina Burana.

On y recommande, entre autres, de mettre l’accent sur le début et la fin d’un message, invoquant que le cerveau va « économiser son énergie entre ces deux phases ». Or, le célébrissime chœur d’ouverture de l’œuvre est repris à l’identique en conclusion, créant chez l’auditeur la grande satisfaction de revivre le frisson du début.

Une vaste majorité des preneurs de billets pour les représentations à venir aux Grands Ballets avaient probablement en tête ce début et cette fin. Avant de réécouter l’œuvre deux fois récemment, c’est d’ailleurs le seul extrait que j’aurais pu chantonner.

Autre conseil du neuromarketing : « Tirez avantage des contrastes. » Le cerveau reptilien est attiré par ce qui est différent, ce qui se démarque, habileté utile à la survie, car elle permet de détecter une menace nouvelle. Comprendre : les jeux de contrastes sont payants, ils gardent l’auditeur en alerte. Carl Orff a une palette sonore d’une amplitude inouïe : un basson solo peut émerger le temps d’une phrase, puis l’orchestre entre en force, avec des percussions qui claquent et des cuivres qui clament. Les solistes ont des moments tour à tour suaves et glorieux. D’un mouvement à l’autre (il y en a 25, tous assez courts), le climat passe de l’éclat enthousiaste au recueillement le plus intime.

Simplicité grandiose

Un autre conseil du neuromarketing me fait sourire en pensant à Carmina Burana : « Formulez des phrases courtes et simples. » Le recueil de poèmes du Moyen Âge classique dont est tirée l’œuvre a suggéré au compositeur un style qu’on dit parfois « néo-primitif ».

Non seulement les phrases sont courtes, mais elles sont d’un contour mélodique tout à fait simple. Cette simplicité, répétée, amplifiée, démultipliée par le chœur et l’orchestre, devient celle d’une armée en marche : puissante.

À cette machine sonore implacable, Carl Orff a ajouté, dès la création de Carmina Burana, une offensive scénique. Peut-être avait-il compris que le cerveau reptilien est très visuel. Il a de la difficulté à absorber les notions intellectuelles. Par contre, l’influx nerveux venu des yeux voyage vers lui à toute vitesse. Même si on la présente souvent en version concert, Carl Orff a conçu son œuvre comme une cantate scénique, insistant sur l’adéquation entre le son et le mouvement. C’est d’ailleurs le principe de base de sa célèbre méthode pédagogique, encore utilisée dans bien des écoles : la musique s’exprime et s’apprend par le corps, le rythme et le mouvement, autant que par les instruments.

« Suscitez l’émotion à l’extrême »

Le cerveau reptilien enregistre facilement l’information associée à une émotion forte.

Le neuromarketing incite ses adeptes à provoquer cette émotion intense chez le consommateur potentiel, émotion souvent amplifiée par la musique, en publicité.

Il faut prendre de vitesse la réflexion logique, déclencher la réaction impulsive.

Stéphane Mailhot, vice-président, stratégie, chez Havas Montréal, explique l’origine de ces stratégies. « On a réalisé que les gens ne disent pas toujours la vérité en sondage ou lors d’études. Nos constructions morales et sociales nous suggèrent des réponses plus sages que celles du corps. En allant lire le cerveau par des outils de mesure [IRM, ECG], on déjoue ce phénomène. »

Il semble donc qu’un scan aurait pu me démasquer à l’époque où je snobais Carmina Burana !

Soyons donc les victimes averties et consentantes d’un chef-d’œuvre du neuromarketing musical.

Consultez le site des Grands Ballets