Les danseurs vocifèrent, les chanteurs huent, les spectateurs protestent: l'Opéra de Bucarest traverse depuis plusieurs semaines une crise sans précédent avec en point de mire la danseuse étoile roumaine Alina Cojocaru et le chorégraphe danois Johan Kobborg.

«Nous assistons à une révolte, les gens sont indignés», déclare à l'AFP le chef d'orchestre Tiberiu Soare, qui a occupé pendant quelques jours, début avril, le poste de directeur intérimaire de cette institution.

Au coeur de la crise - qui a notamment entraîné l'annulation au dernier moment de trois spectacles et la démission mercredi de Vlad Alexandrescu, ministre de la Culture du gouvernement de technocrates -, se trouve Johan Kobborg, l'ancien danseur du Royal Ballet de Londres âgé de 42 ans, qui dirige depuis 2014 le corps de ballet de Bucarest.

Les employés lui reprochent «l'iniquité» entre le traitement de «ses» danseurs, «quelle que soit leur origine», et «les autres», qui étaient déjà employés avant son arrivée à Bucarest, indique M. Soare.

«Ce n'est pas un conflit entre Roumains et étrangers», assure-t-il.

«Les étrangers dehors»

Mais ces dernières semaines, Kobborg et Cojocaru, sa compagne âgée de 34, étoile du Royal Ballet de Londres qui a quitté la Roumanie à l'âge de 9 ans, ont plusieurs fois fait l'objet de moqueries à cause de leur maîtrise imparfaite du roumain.

Et lors d'une manifestation, des employés de l'Opéra avaient crié «Les étrangers dehors!».

Selon plusieurs témoignages, l'énorme écart entre les appointements des employés étrangers, s'élevant à plusieurs milliers d'euros, et les salaires, souvent modiques, des Roumains, a nourri l'hostilité entre les deux camps.

Mardi, un nouvel épisode s'est ajouté à ce scandale, avec la publication d'une liste de neuf anciens employés dont l'accès dans le bâtiment de l'opéra était désormais interdit. Parmi les neuf noms figuraient Kobborg, démissionnaire, et Cojocaru.

Interrogé par l'AFP, le directeur des ressources humaines Constantin Sorop, qui a rédigé et signé ce document, a assuré que le nom de Cojocaru avait été «ajouté, à (son) insu, par un employé» non identifié...

La danseuse s'est rendue très impopulaire auprès de nombreux collègues. Elle est montée au créneau pour défendre Kobborg, dénonçant une tentative d'«écarter les valeurs artistiques» et de «revenir à une époque où l'Opéra était dirigé par l'intimidation, les mensonges et les menaces».

«Je me sens l'otage d'une guerre d'intérêts, de jeux politiques, d'argent et d'infamies», a-t-elle confié dans une interview au quotidien Adevarul.

Mardi, lors d'une réunion houleuse avec le vice-Premier ministre Vasile Dâncu, plusieurs danseurs se sont déclarés «dénigrés et insultés» par Cojocaru.

«Le ballet roumain a été fondé il y a 90 ans, or Alina Cojocaru parle comme s'il n'y avait rien eu ici avant qu'elle et Kobborg n'y débarquent», s'est pour sa part insurgé M. Soare.

«Fracture»

Parmi les rares voix à se solidariser avec Cojocaru et Kobborg, la danseuse Marina Minoiu a mis en avant les succès remportés par l'Opéra depuis la venue du chorégraphe danois.

«Nous avons eu trois premières par saison (...), nous avons joui d'une parfaite liberté artistique, des danseurs de renommée internationale ont été invités...», a-t-elle déclaré.

M. Dâncu a promis l'ouverture d'une enquête sur des «illégalités» imputées aux directeurs s'étant succédé à la tête de l'Opéra ces dernières années. Si l'annonce a réduit les tensions, la fracture entre les deux positions n'a pas été comblée.

«Chacun des deux camps a sa partie de vérité et sa partie d'intolérance», a écrit mercredi M. Dâncu sur son compte Facebook.

Il y a d'un côté «les artistes fatigués et humiliés jusqu'ici par la société, réticents au changement et aux nouvelles expériences». De l'autre ceux qui «misent sur une compétition permanente, sur l'innovation, sur des critères de performance appartenant à un autre monde», a-t-il expliqué.

Et d'ajouter: «Johan Kobborg, un grand artiste contemporain, ne peut pas comprendre comment la période communiste nous a transformés et quels effets perdurent toujours».