Depuis son arrivée à Montréal, Kent Nagano a rendu hommage au lieutenant-général Dallaire, à Terry Fox et aux héros du hockey. Mais l'OSM n'avait sans doute jamais tissé de liens aussi étroits qu'avec l'organisme Dans la rue et son fondateur, le père Emmett Johns, à qui seront consacrés deux concerts, ce soir et demain. Petite histoire d'un projet stimulant.

Le 10 décembre dernier, Kent Nagano et quelques musiciens de l'Orchestre symphonique de Montréal sont allés jouer à la cafétéria de l'organisme Dans la rue, qui accueille, rue Ontario, des jeunes de 18 à 25 ans en situation de précarité. Le maestro ayant un agenda très chargé, on avait organisé un petit-déjeuner à quelques jours d'avis, mais la salle était bondée.

L'hommage que rend l'OSM au père Emmett Johns, surnommé Pops, ce soir et demain à la salle Wilfrid-Pelletier, était prévu de longue date, mais c'est en cette matinée du 10 décembre qu'il s'est vraiment incarné. Le petit groupe de musiciens de l'OSM a interprété des pièces classiques et des airs de Noël devant un public attentif, mais le déclic s'est produit quand il a joué la swinguante In the Mood.

«Tout le monde se demandait si Pops y assisterait (NDLR: le père Johns, 83 ans, souffre de parkinson), mais il était là et, quand ils ont joué In the Mood, il s'est levé et s'est mis à jouer du air guitar avec sa canne. Puis les jeunes ont joué des percussions et il y a eu une vraie rencontre entre les musiciens et eux», raconte le musicothérapeute Julien Peyrin, qui anime l'atelier de musique de Dans la rue.

«Non seulement le père Johns était là, mais il y était avec une force, une énergie et un charisme remarquables, se souvient Kent Nagano. Pour nous de l'OSM, ce fut une rencontre inoubliable. Ce n'était pas du tout un public auquel nous sommes habitués, mais on a constaté encore une fois que la musique classique parle à tout le monde.»

«Nos jeunes s'intéressent à la musique, mais ce n'est pas tout à fait le même genre de musique qu'ils écoutent habituellement, renchérit le père Johns. Pourtant, Kent Nagano les avait dans sa main: les jeunes l'écoutaient la bouche ouverte. Il y a même un jeune Noir qui s'est mis à faire du break dance devant les musiciens et lui.»



Peindre en écoutant du classique

De tous les projets entrepris par l'OSM au cours des dernières années, c'est sans doute celui avec Dans la rue qui va le plus loin. Des jeunes ont assisté à des matinées symphoniques de l'OSM, mais certains ont aussi créé des chansons et des oeuvres visuelles que les spectateurs pourront écouter et voir ce soir et demain au Piano Nobile de la salle Wilfrid-Pelletier.

L'idée de jumeler musique et peinture germait depuis quatre ans à Dans la rue, mais le projet de l'OSM en a été le déclencheur. Plutôt que d'écouter du Portishead, du Bob Marley ou du Pink Floyd, les jeunes ont été invités à créer des toiles en s'inspirant d'extraits d'oeuvres de Beethoven, Vivaldi ou Tchaïkovsky, mais aussi d'Arvo Pärt. À l'arrière de chacune des toiles sont inscrites lesquelles des 62 musiques contenues sur des clés USB ont inspiré ses créateurs.

«La première mission de Dans la rue est évidemment de donner à manger aux jeunes, de leur permettre de prendre une douche, de les appuyer dans leurs démarches. C'est un plus s'ils ont le goût d'avancer en créant quelque chose», souligne Julien Peyrin, dont le local de musique est désormais jumelé à un petit studio d'enregistrement.

«L'atelier d'art sert à décompresser, renchérit la responsable Anne Benoît. La vie de rue est hyper stressante. La musique amène les jeunes à s'intérioriser et la peinture est une forme de méditation qui leur permet de décrocher de leurs problèmes: choix de vie, lendemains de drogue... Il ne faut pas s'attendre à ce que tous les jeunes trouvent super génial d'écouter de la musique symphonique, mais plusieurs ont déjà découvert une nouvelle sorte de musique et ils sont bien fiers d'aller au spectacle hommage à Pops.»

Ce ne sont pas tous les jeunes créateurs qui assisteront aux concerts de ce soir et de demain. «Il y a un jeune qui a écrit une chanson et qui m'a dit clairement: «Non, je ne viendrai pas», raconte Peyrin. C'est son intimité. Mais parce que c'est un hommage à Pops, il a accepté que son oeuvre soit diffusée en utilisant un pseudonyme.»

En début d'année, des musiciens de l'OSM sont retournés avec leurs instruments donner un atelier aux jeunes de Dans la rue et il n'est pas exclu que d'autres échanges du genre aient lieu. Une telle expérience est non seulement enrichissante, mais aussi essentielle pour les musiciens, croit fermement Kent Nagano.

«Les musiciens sont des humains comme les autres et il faut être ancré dans la société, sinon on s'isole, on s'égare et ça se traduit par une absence de contenu, dit-il. Il faut constamment confronter la musique et se demander pourquoi on fait cette musique. C'est trop facile, trop confortable et assez dangereux de se retirer dans une tour d'ivoire.»

Le programme

Salle Wilfrid-Pelletier, 20 h

Artiste invité: le pianiste Yefim Bronfman

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LISZT, Les Préludes

JEAN LESAGE, Beatitudo (création mondiale, commande de l'OSM en hommage au père Emmett Johns: pièce en trois mouvements inspirée de trois des Béatitudes évangéliques)

LISZT, Concerto pour piano no 2 en la majeur

CHOSTAKOVITCH, Symphonie no 9

Listz et Chostakovitch vus par Nagano

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«Liszt, dont on célèbre cette année le 200e anniversaire de naissance, était un compositeur remarquable et un pianiste virtuose, une des premières superstars de la musique classique. Il a abandonné son extraordinaire carrière de pianiste de concert pour entrer dans les ordres et faire quelque chose qu'il jugeait plus pur et plus utile. Je ne veux surtout pas tracer un parallèle avec la vie de Pops, mais tout simplement souligner que ce n'est pas si facile pour Pops, les jeunes et les êtres humains en général de prendre une nouvelle direction dans le but d'accomplir quelque chose.»

«La Neuvième Symphonie de Chostakovitch mêle de façon extraordinaire le sérieux, la parodie, l'ironie et l'humour. On s'attendait de lui à une oeuvre triomphale à saveur nationaliste qui célébrerait la victoire de l'armée soviétique. Or, Chostakovitch a composé une courte symphonie avec des thèmes la fois très sérieux et ridicules, une célébration, mais qui nous met en garde contre les dangers d'une forme de fascisme, tant et si bien qu'on ne sait plus trop ce qui est réel et ce qui ne l'est pas. Avec son énergie et sa vitalité, Pops a accueilli plusieurs jeunes gens chez lui pour leur donner une orientation, en essayant d'éclaircir cette obscurité présente de manière très métaphorique dans la Neuvième Symphonie de Chostakovitch.»

Causerie et exposition

Le concert sera précédé d'une causerie, de 19 h à 19 h 25, animée par Kelly Rice de CBC Radio et à laquelle devrait participer le père Emmett Johns, si sa santé le lui permet.

À 19 h 30, trois musiciens de l'OSM participeront à un jam session avec des jeunes qui fréquentent Dans la rue.

Kelly Rice et le comédien Yves Desgagnés feront également la lecture de témoignages de jeunes.

Les oeuvres créées par les jeunes de Dans la rue seront exposées au Piano Nobile.

Photo: André Pichette, La Presse

Le musicothérapeute Julien Peyrin, animateur de l'atelier de musique de Dans la rue.