Quelques dizaines de tentes monoplaces ont été entassées les unes sur les autres, entre deux bretelles d'autoroute. Des migrants assis sur le parapet font chauffer leur repas à la flamme nue, sous le périphérique, la voie rapide qui encercle Paris. Leur campement de fortune est inondé de déchets. La scène a des airs postapocalyptiques. «On ne verrait jamais ça chez nous», fait remarquer Safia Nolin.

Le contraste est saisissant avec Jouy-le-Moutier, banlieue cossue sur les rives de l'Oise, avec ses jolies maisons et beaux secteurs boisés, où la Québécoise ouvre en soirée le spectacle de Pomme. À seulement quelques dizaines de kilomètres de Paris, mais à plus d'une heure quinze de route, à l'heure de pointe, un vendredi après-midi. Le temps d'emprunter 37 ronds-points, parler de tout et de rien, des documentaires de Netflix qui l'obsèdent (notamment sur les attentats du 11-Septembre) et de la vie d'auteure-compositrice-interprète, qui a changé depuis ses débuts dans le métier, en 2015.

Safia Nolin est apparue, unique et émouvante, dans le paysage musical québécois grâce à l'album Limoilou, écoulé à près de 30 000 exemplaires. Depuis, les plateformes d'écoute en ligne sont devenues de plus en plus populaires, les ventes d'albums ont fondu comme un igloo au mois d'août, et Dans le noir, magnifique collection de chansons mélancoliques parue en octobre, n'a pas connu le décollage espéré.

«Ça devient de plus en plus difficile. Les gens n'achètent plus de disques. Ils pensent qu'on se rattrape avec les spectacles, mais ce n'est pas vrai: ça coûte cher à produire, un spectacle!»

Les plateformes comme Spotify rapportent des grenailles à la grande majorité des artistes québécois, et sans les droits d'auteur découlant de la diffusion radio, rares sont ceux qui parviendraient à vivre de leur art.

La discussion glisse naturellement vers Mario Pelchat et sa sortie contre Klô Pelgag et Hubert Lenoir après le plus récent Gala de l'ADISQ. «On ne fait pas d'argent. On ne vend pas de disques. Et on nous reproche en plus de gagner des prix!», lance la lauréate du Félix de la Révélation de l'année en 2016.

Mario Pelchat dirait sans doute de Safia Nolin qu'elle est du «champ gauche», et il n'aurait pas tort, mais elle est tout sauf une snob. Elle aime autant Ariana Grande que Sufjan Stevens, a grandi en écoutant Britney Spears et Lady Gaga, et lorsqu'on lui demande, dans un questionnaire pour le réseau des bibliothèques de Cergy-Pontoise, quel disque elle a honte d'aimer, elle répond : aucun.

Elle est lucide. Elle sait qu'elle ne doit pas se comparer à des chanteuses pop qui font une musique plus légère, comme la Belge Angèle, qui a transformé son million d'abonnés sur Instagram en autant d'agents de promotion de ses chansons. «Ma musique n'est pas véhiculée par mes abonnés de la même manière, constate-t-elle. Ma musique est fucking lourde! C'est pour ça que ça marche moins et c'est correct que ça marche moins. Le véhicule pour la musique lourde n'existe plus.»

Safia Nolin a de nombreux amis dans le milieu de la musique, en France comme au Québec. Si elle a, à ses débuts, nourri des ambitions françaises, elle les a quelque peu remisées. Elle remplit ici de petites salles, de 200 à 300 places, pour un public averti. Malgré les bons mots de la presse française, qui l'a remarquée dès ses débuts. «Grâce au nouvel album de Safia Nolin, vous allez adorer être triste», titrait le magazine Les Inrockuptibles à la sortie française de Limoilou, en 2017. «Du folk à la fois patraque, délicat et orageux. Une voix haut perchée pour convoquer douleurs et affres du coeur. Les textes ont gagné en maturité. Des chansons à la joliesse noire», écrivait Libération en novembre, à propos de Dans le noir.

«Beaucoup d'artistes donnent l'impression d'avoir du succès à Paris parce que c'est ce qu'ils disent aux médias! fait remarquer Safia Nolin. Moi, je le vois plus comme un complément. Une façon de sortir du Québec et de se changer les idées. J'ai l'impression de regarder une ville insaisissable, que je ne pourrai jamais conquérir. J'ai regardé de tous les angles, et je ne vois pas comment ce serait possible. Il faudrait que je modifie ou ma musique, ou ma personnalité pour que ça marche vraiment.»

Ces compromis, elle n'est pas prête à les faire. À la radio française tournent de jeunes «diplômées» de la Star Academy et de The Voice (appellations françaises de ces concours télévisés bien connus), comme Louane, alors qu'elle, décrocheuse, a été révélée par le Festival de la chanson de Granby.

«C'est pas parce que je suis au-dessus de tout ça, dit-elle. Peut-être que je vis une désillusion. C'est une industrie très intense ici, autant dans le plus populaire que dans l'indie.»

«Je pense que je vais toujours jouer à Paris, que ce sera cool, mais que ce ne sera jamais à la Salle Pleyel ou à l'Olympia. Et ça ne me dérange pas!»

«Peut-être aussi que mon shit est trop intense. Il n'y a jamais rien de dérangeant ici, en chanson. Et moi, je dérange les gens. Regarde au Québec! Clairement, je dérange les gens. Chaque fois que je dis quelque chose, chaque fois que je m'habille. La moindre chose que je poste sur les réseaux sociaux sert à du click bait!»

Elle fait référence, évidemment, aux polémiques suscitées par ses présences au Gala de l'ADISQ, où plusieurs lui ont reproché ses tenues décontractées et sa manière plutôt familière de s'exprimer. En France aussi, certains ont été peu subtils dans leur façon de souligner qu'elle ne correspondait pas aux standards physiques habituels de la jeune chanteuse pop. Un journaliste français a écrit que l'épaulard de la pochette de Limoilou était peut-être pour elle une forme d'autodérision... «L'an dernier, les gens me félicitaient d'avoir perdu du poids, alors que j'étais en peine d'amour», se désole-t-elle.

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photo Julien Pebrel, collaboration spéciale

Safia Nolin s'entretient avec Marc Cassivi, au Trianon.

«Je te donne une baffe si t'es pas végétarien!», me lance le régisseur, mi-figue, mi-raisin, à notre arrivée au Théâtre de Jouy. On mangera quelques heures plus tard en groupe, avec l'équipe technique, et les plats végétariens sont comptés. Sitôt débarquée de la voiture, Safia Nolin est sur scène avec Pomme, répétant la chanson d'amitié de Lorie.

Avant le spectacle, on ira se promener au bord de la rivière, puis prendre un verre dans la ville voisine de Pontoise, où l'on rejoint les techniciens dans l'équivalent d'une Cage aux sports, avec diffusion d'une compétition de rodéo sur écran géant. Je commande un demi de bière. Safia boit un chocolat chaud. Le village lui rappelle des sorties au bord de l'eau avec son père, qui était brocanteur dans la région de Québec. «On n'avait pas beaucoup d'argent, se rappelle-t-elle. Mais on se payait des fois un resto.»

Elle n'a pas revu son père depuis l'adolescence. Après le divorce de ses parents, elle a emprunté le nom de sa mère, avec qui elle a de meilleurs rapports depuis quelque temps. «À 15 ans, j'étais heavy avec ma mère, admet-elle. J'étais impolie, irrespectueuse, je fumais du pot et je me foutais de tout.»

À l'époque, elle a fait une dépression, puis elle a abandonné ses études secondaires, après avoir changé plusieurs fois d'école, victime d'intimidation. Elle s'est réfugiée dans la musique de Céline Dion et les aventures de Harry Potter. Elle a fait des psychothérapies pour mieux comprendre ses angoisses, son anxiété et ses crises de panique. Elle répète souvent qu'elle fait de l'anxiété généralisée. Et pourtant, lorsque vient le temps de monter sur scène, on ne le devinerait pas.

Dans sa loge, elle buvait une tisane en me parlant de sa passion pour les films d'animation japonais des studios Ghibli et de sa crainte de gaspiller des fruits et légumes si elle s'abonne à un service de paniers bios. Elle s'est brossé les dents. Le régisseur a cogné à la porte. Vingt secondes plus tard, elle était sur scène, devant quelques centaines de personnes. Elle a failli échapper sa guitare, après avoir été présentée par Pomme comme une Céline Dion. «Ce n'était pas comme Céline Dion finalement!», a-t-elle dit au public, avec son humour pince-sans-rire, en réaccordant sa guitare.

«Je préfère jouer devant 15 000 personnes que devant une poignée de gens», me dira-t-elle plus tard. C'est sur scène qu'elle est dans son élément. «Être en vacances, ça me stresse! J'ai de la misère à décrocher. Je ne voyage pas pour mon plaisir. Ça aussi, ça me stresse.» Elle a donné des spectacles en Suisse et en Estonie, et elle aimerait un jour se rendre en Algérie, le pays d'origine de son père. «Ça fait depuis que j'ai 15 ans que j'ai pas parlé à mon père. Ça me permettrait peut-être de régler des trucs.»

Son spectacle terminé, je l'accompagne dans le hall où elle propose son «merch» (sa marchandise). «J'adore cette version de cette chanson de Céline», lui avoue une femme, en montrant du doigt son album de reprises. Elle tient à prendre avec elle une photo en mode selfie. Un jeune homme qui a vu Safia en spectacle à Montréal, à l'automne, vient aussi la féliciter.

«Vous avez une façon très comique de raconter cette histoire du belvédère. Mais la chanson n'est pas du tout drôle en fait!», remarque une adolescente, qui veut savoir si on trouve ses chansons sur YouTube. «L'humour sur scène, il faut continuer!», ajoute la trentenaire «relou» du Trianon, qui s'est déplacée à Jouy pour un deuxième spectacle en trois jours. Elle est sobre et s'excuse d'avoir été désagréable l'avant-veille.

Safia Nolin a beau chanter le désespoir amoureux sur scène, on la sent beaucoup plus gaie. Malgré la grisaille parisienne. Avec son amie Claire, nous refaisons le trajet inverse dans la voiture de location. Nous approchons de notre destination, sur l'autoroute. Au loin, la tour Eiffel se met à scintiller. «C'est beau!», disent-elles à l'unisson. Il est minuit. Paris s'endort.

photo Julien Pebrel, collaboration spéciale

Dans les coulisses du Trianon, avant de monter sur scène.