Douleur et réconciliation: ce sont les deux mots qui nous viennent en tête lorsqu'on écoute le nouveau disque d'Elisapie. «Mais je parle surtout de réconciliation avec moi-même», dit-elle à propos de l'album The Ballad of the Runaway Girl.

Elle en a fait, du chemin, Elisapie depuis quelques années. Elle a passé à travers une dépression. Cherché la cause de son mal-être. Pour trouver finalement qu'elle s'était coupée en partie de ses racines - «en tout cas de mon essence» - depuis longtemps. «J'avais fini par me sentir à l'étroit, je manquais d'air», dit la chanteuse inuk, qui croit que le grand défi des peuples autochtones est d'apprendre à se pardonner.

Dans ce disque sur lequel elle chante en inuktitut, en anglais et en français et où elle interprète autant des chansons originales que des reprises de pièces traditionnelles folk autochtones, Elisapie parle donc de douleur et de tristesse, mais aussi de lumière et de résilience. Et met des mots sur des sentiments qui ne sont jamais nommés «chez elle», dans le Grand Nord.

«Il faut se débarrasser de ces bagages très lourds qu'on porte. On est élevés à être des adultes très jeunes, à cause de la résilience que nos parents ont vécue. Alors, admettre qu'on a des problèmes, c'est un exercice douloureux et embarrassant. Pour moi, ce l'était, parce que je me disais qu'il y a du monde qui en a pas mal plus que moi! Mais en même temps, j'arrive de Salluit et j'ai vu des gens vraiment réagir à mes chansons. C'est comme si je leur disais: "Oui, tu as le droit de brailler. De dire que tu as besoin d'aide. De dire fuck you."»

Elisapie ne se voit pas tant comme une porte-parole de sa communauté. «Je pense plutôt que je transmets des émotions qui font que ça va ouvrir des choses en eux», ce qui mène à une prise de parole nécessaire.

Kanata

Cette prise de parole autochtone s'est manifestée cet été lors du débat autour de la pièce Kanata, que Robert Lepage doit monter avec le Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine en France et à laquelle plusieurs artistes et leaders autochtones ont demandé d'être associés.

«Kanata, c'est un soupçon, dit Elisapie. Robert Lepage, je l'adore, je l'admire, mais je pense que c'est un sujet qui est au-delà de la création et de la liberté d'expression. C'est plus une discussion de société qu'il faut faire. On est en train de faire un gros ménage dans le bordel qu'on nous a légué. Les jeunes créateurs autochtones trouvent des trésors, jouent avec l'hybride, la modernité, les traditions, c'est extrêmement stimulant.» 

«En 2018, il y a quelque chose de la mentalité de colonisateur d'arriver et de dire: "On va raconter votre histoire, et soyez contents." Honnêtement, je ne comprends juste pas.»

Elisapie s'exprime avec douceur, mais aussi avec fermeté. Elisapie la maman qui se sent un devoir de transmission, Elisapie la femme qui a arrêté de s'excuser pour tout - «Pour la première fois, je m'aime» -, Elisapie l'artiste qui s'est servie de la musique de ses ancêtres pour amorcer un nouveau cycle de création.

«J'étais en blocage. Il y avait trop d'émotions, c'était devenu trop lourd. J'étais tannée d'écrire des chansons et de toujours me mettre à pleurer. Puis j'ai écouté ces musiques, ce sont mes racines, j'ai grandi avec ça. Ça m'a rappelé mes parents décédés, j'ai fait beaucoup de deuils. Ça m'a coûté cher en psy!» 

Une fois le noeud défait, Elisapie a recommencé à créer. Puis elle a enregistré ses chansons dans un chalet, sur le bord d'un lac, avec un groupe de musiciens. «Je n'avais pas le goût d'être en studio. Je savais que ce serait un défi de ne pas contrôler ma voix, mais je préférais me concentrer sur l'émotion musicale et la vérité plutôt que sur les performances de chaque individu.»

Voyage

Avec entre autres l'inestimable guitariste Joe Grass à la coréalisation - «J'avais besoin de son énergie brute, avec lui tu n'as pas le choix de t'abandonner, sinon tu manques le train» -, Elisapie est allée puiser dans les racines du folk et du bluegrass, pour faire un disque à la fois ancré dans le sol et aérien.

«C'est un total métissage, admet Elisapie, qui a coréalisé et produit son disque. J'étais prête à me contenter de sons folk et bruts, mais j'avais aussi envie que quelqu'un qui écoute ça voyage, qu'il ne sache plus où il est à cause de ces sons. Qu'on coupe un peu les références, pour qu'il dise: "Suis-je sur cette planète? En Amérique? Dans le Grand Nord?" On ne sait pas.»

De retour de Salluit, où elle a lancé son disque au Centre communautaire avec «les enfants qui courent partout», Elisapie, qui entreprend une grande tournée québécoise, ira aussi en octobre présenter son projet en France. Elle espère que son disque, qui s'éloigne radicalement de la pop du précédent, ne déroutera pas ses fans. 

«Je l'aime déjà tellement, il m'a fait tellement de bien. En même temps, je n'ai pas d'attentes, je connais la réalité de l'industrie.» 

Et si elle a déjà hâte au prochain - «J'irai encore plus dans ce style, dans cette quête» -, elle espère surtout que The Ballad of the Runaway Girl la révélera comme une artiste qui s'assume et qui parle «pour l'être humain», et non comme «la petite Inuk qui va tout apprendre». Loin des clichés, quoi.

«On nous victimise souvent. On a été des victimes. Mais il y a tellement de belles choses qui arrivent, et j'ai envie que les gens puissent entendre l'autre côté de l'histoire. Oui, on est résilients, mais surtout, on fait des choses le fun. On tripe d'être autochtones en 2018. On sait que le beau ménage va donner quelque chose. On va mieux respirer, le ciel se dégage tranquillement.»

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Elisapie. The Ballad of the Runaway Girl. Bonsound.

Image fournie par Bonsound

The Ballad of the Runaway Girl, d'Elisapie