Père de famille au look hipster, avec un emploi du temps de politicien, Philippe Brault est l'un des hommes les plus demandés de la communauté artistique. Lorraine Pintal a fait appel à lui pour signer et diriger la musique de La Bonne Âme du Se-Tchouan de Brecht, à l'affiche dès ce soir au TNM. Rencontre avec un musicien aussi attachant que polyvalent.

Il vaut toujours mieux écouter son instinct que ses maîtres, dit un vieux proverbe chinois...

Lorsque Philippe Brault était en quatrième année à l'école Le Plateau, sa professeure de violon a dit à ses parents que leur fils ne serait jamais musicien! Aujourd'hui, Brault est l'un des réalisateurs, arrangeurs et directeurs les plus recherchés en musique au Québec.

Depuis 15 ans, Brault passe sans crier gare d'un projet à l'autre: du théâtre à la musique, en passant par la danse; de la réalisation de disques à la conception sonore de spectacles; de l'antre des studios à la vie de tournées. Le compositeur collabore avec des artistes de tous les genres et de toutes les générations: de Safia Nolin à Isabelle Boulay, d'Olivier Choinière à Claude Poissant, de Koriass à Pierre Lapointe. En passant par Salomé Leclerc, Daniel Bélanger, Dear Criminals, Sylvie Paquette...

Ce mois-ci, Brault collabore simultanément à deux productions théâtrales. Il a composé la musique des (19) chansons de La Bonne Âme du Se-Tchouan de Bertolt Brecht, à partir de l'adaptation de Normand Canac-Marquis, en plus d'assurer la direction musicale au TNM. De plus, il signe la trame musicale de 8, la création de Mani Soleymanlou à la Cinquième Salle de la Place des Arts.

Toutefois, ce programme double n'a rien d'exceptionnel aux yeux du musicien qui aime se promener d'un univers à l'autre. «Je fais toujours huit affaires en même temps», dit-il. En mars, après sa run théâtrale, le réalisateur de disques commencera à travailler en studio sur le prochain opus de Pierre Lapointe; en même temps, il sera concepteur musical pour le nouveau show du chorégraphe Frédérick Gravel, qui sera créé au Festival TransAmériques.

Lorsqu'on le questionne sur l'éclectisme de ses goûts, le musicien avance que le mélange des styles, la fusion des genres caractérisent sa génération (Brault a eu 36 ans hier). 

«Si tu regardes la playlist d'un jeune, tu trouves toutes sortes d'affaires: du hip-hop à Aznavour, du jazz au classique, etc. Alors que, dans les années 70, un rockeur ne jurait que par le rock.»

Magnifier l'univers des autres (artistes), voilà ce qui motive Philippe Brault. «J'aime voir ce que ces multiples rencontres vont m'apporter comme musicien, mais aussi comme être humain», dit-il en entrevue à La Presse, entre deux répétitions. Brault souligne au passage «qu'être fidèle à l'univers d'un artiste ne signifie pas de toujours aller dans la direction que ce dernier veut emprunter».

Si Brault ne se donne jamais le rôle central dans un projet créatif, cette position est «très confortable» pour lui. «Jamais, je ne m'assois dans mon studio en disant: "Ce matin, je compose un truc pour moi." J'aime être au service de l'oeuvre d'une autre personne, tout en lui amenant ma touche personnelle. Si j'avais un disque avec mon nom sur la pochette, je ne peux même pas dire à quoi il ressemblerait...»

Parcours musical

Philippe Brault ne vient pas d'une famille de musiciens. Mais il est tombé dans le bain des arts... presque à sa naissance. «J'ai commencé à travailler à l'École nationale de théâtre [ENT] à 26 ans, avec Philippe dans mes bras», témoigne son père, Simon Brault, ex-directeur général de l'ENT, aujourd'hui chef de la direction du Conseil des arts du Canada. «Des années plus tard, Philippe a commencé à jouer à l'École dans le band pour les exercices de chant des comédiens. Il a rencontré des artistes de théâtre avec lesquels il est resté en contact.»

Son garçon a suivi le parcours d'un musicien non classique dans les écoles publiques: Le Plateau, Joseph-François-Perrault, le cégep Saint-Laurent. Il a changé d'instrument quelques fois avant d'adopter la contrebasse, puis la basse électrique.

Toujours selon Simon Brault, «Philippe est un bûcheur, un explorateur et une grande oreille qui écoute les humains». Il n'y a donc rien d'étonnant à le retrouver au TNM dans l'univers de Brecht, dans la production de La Bonne Âme du Se-Tchouan. Une pièce qui mélange les genres - théâtre, musique, cabaret - et qui est aussi un appel à entendre les maux de l'humanité.

«La grande question posée par la pièce, c'est si l'on peut survivre dans un monde sans bonté. Comment être bon dans un monde corrompu? Hélas, Brecht ne donne pas vraiment de réponse...»

De misère et d'amour

Dans son classique, l'auteur Raymond Lévesque a écrit «quand les hommes vivront d'amour, il n'y aura plus de misère». Philippe Brault pense qu'il faudrait peut-être inverser la proposition: «Quand il n'y aura plus de misère, les hommes pourront enfin vivre d'amour?»

De son côté, la directrice du TNM, Lorraine Pintal, qui dirige une distribution de 15 interprètes - dont la lumineuse Isabelle Blais dans le rôle principal, Émile Proulx-Cloutier, France Castel, Marie Tifo, Louise Forestier -, estime qu'il y a beaucoup de bonnes âmes dans notre monde, des hommes et des femmes qui se dévouent dans leur domaine... «Mais on n'en parle pas.»

Brecht a écrit une fable qui se passe dans une Chine imaginaire. Une parabole sur la bonté du monde et son revers: la méchanceté, la misère, la corruption. Selon la metteure en scène, Brecht estime que la bonté est naturelle à l'homme. «Mais dans un monde tel que le nôtre, le prix de la bonté est souvent trop élevé.»

Un futur à inventer

Musicalement, Philippe Brault est resté dans un univers métissé. «J'ai ratissé large, de Kurt Weil à Tom Waits, en passant par de vieilles comédies musicales, à la musique traditionnelle chinoise, dit-il. Mais tout en respectant le style cabaret. Je ne voulais pas trahir l'esprit cabaret des pièces de Brecht », dit celui qui a aussi été directeur musical et réalisateur du disque du spectacle Le Chant de Sainte Carmen de la Main, au TNM, en 2013. « Une autre production dans laquelle l'esprit de troupe est très fort», note Brault, au passage.

Avec La Bonne Âme..., Brecht lance un «appel pathétique et angoissé au public», écrivait Bernard Dort. «Un appel désespéré à la solidarité face à un monde qui assume de plus en plus sa cruauté. Une révolte face à l'incapacité des peuples à faire échec à l'injustice et à la domination.»

De son côté, le philosophe Roland Barthes a écrit que le théâtre de Brecht, en brisant l'illusion de la représentation, fait écho «à l'idée progressiste selon laquelle chaque société doit inventer l'art qui portera en germe les prémisses d'un futur à construire».

«Réveillez-vous!»,avant qu'il ne soit trop tard. Tel est le cri d'alarme que Brecht lançait avec sa pièce en pleine montée du nazisme, en 1938. Inutile de dire qu'en 2017, cet appel est toujours actuel.

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Au TNM, jusqu'au 11 février. La pièce sera aussi présentée à Ottawa, au Théâtre français du CNA, du 1er au 4 mars.

Philippe Brault vu par...

Pierre Lapointe

«Philippe est avant tout un grand ami, de ceux qui me rassurent et m'éclairent. Ces deux qualités que je trouve chez l'ami se retrouvent aussi chez le collègue de travail. Philippe sait mettre en confiance rapidement, même pris dans ses propres doutes. Ce que j'ai appris avec Brault, c'est qu'il faut travailler dans le plaisir, essayer sans avoir peur du résultat; créer et juger après de la pertinence du geste.

«Brault, c'est l'équilibre parfait de trois éléments très importants en création artistique: la rigueur, la liberté et la connerie. Parce que sans le rire, sans l'autodérision, le travail de musicien peut vite devenir une source de stress sans fin.

«J'ai eu la chance de grandir aux côtés de Brault, et je peux vous dire que même au tout début de sa carrière, même sans tout le bagage qu'il a aujourd'hui, on se sentait déjà rassurés par sa présence dans un projet. Il est habité par cette sagesse légère que peu d'artistes ont.

«Il voit un projet avec un recul souvent surprenant. Il tente toujours de mettre en avant-plan le projet artistique et non son propre égo. C'est un artiste au grand coeur, conscient qu'une oeuvre a sa propre identité, qu'on se doit de la respecter sinon elle risque fort de perdre de sa saveur, de sa force.»

Safia Nolin

«Philippe Brault, c'est comme une éponge de mer, un "rehausseur" alimentaire de musique avec une teinte vraiment "tasty", mais vraiment subtile. Ce sont des images qui ne font peut-être aucun sens, mais qui en font beaucoup pour moi. Sa plus grande force est l'écoute. Il écoute tellement bien qu'il comprend des affaires que tu n'es même pas obligé de dire. Je me souviens, après l'enregistrement de Limoilou, on a écouté l'album au complet et j'ai pleuré pendant 43 minutes parce que j'étais émue par la confiance que j'avais en lui et de l'écoute incroyable qu'il avait pour moi. Philippe, c'est le champion international du talent. C'est une personne incroyable que j'aime d'amour.»

Émile Proulx-Cloutier

«Son plus grand talent, c'est sa curiosité. Philipe est vraiment curieux du travail des autres. Et il peut faire ressortir ce qui est particulier dans chaque projet artistique. Il s'intéresse à tous les genres de musique, du hip-hop à l'électro acoustique. Il se met au service de l'oeuvre, plutôt que de se servir à partir de l'oeuvre.»

Photo ÉDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, archives LA PRESSE

Pierre Lapointe