Les quatre musiciennes des Horny Bitches ne passent pas inaperçues. «Vous êtes skinheads ou punks?», demande le caissier d'une foire alimentaire du centre-ville, midi sonné. «Certainement pas skinheads!», répond Mel.

Les corps des rockeuses détonnent parmi les complets et les tailleurs proprets. Une marginalité dont elles se jouent au quotidien, en tant que femmes dans une communauté quasi exclusivement masculine.

Sur scène et sur disque, le quatuor porno-punk reprend les clichés et stéréotypes sexuels, les caricature et les conjugue au féminin pour en montrer l'absurdité et la vulgarité.

«On a battu la porn, s'amuse Marie. Quand on tape The Horny Bitches [traduction libre: Chiennes en rut] sur Google, c'est notre band qui défile sur quatre pages.»

Les jeunes femmes ne se réclament d'aucun drapeau, mais leur dégaine camoufle mal l'influence de pionnières associées au riot grrrl, mouvement radical d'affirmation féminine né aux États-Unis au début des années 90.

Un féminisme qui a d'abord tressailli dans les caisses claires et les paroles sombres martelées par Bikini Kill ou encore Bratmobile sous les thèmes de la violence conjugale, du racisme et du women empowerment.

Si les guitares électriques et les batteries ont été un vecteur d'émancipation à une époque pas si lointaine où le machisme était fortement musical, tous les combats ne sont pas gagnés pour les formations féminines.

Représentation défaillante

Selon la dernière analyse statistique du centre de recherches sur les arts Hill Strategies (2014), les femmes sont très légèrement plus présentes que les hommes dans le domaine du chant et de la musique (50%). Or, sous les projecteurs de la scène rock, cette représentation se fracasse comme une guitare de Jimi Hendrix un certain soir de 1967.

Par exemple, depuis sa création en 2006, le Gala alternatif de la musique indépendante du Québec (GAMIQ) a mis en nomination quelque 700 artistes dans les catégories hard rock, métal, rock'n'roll, rock indé, rock et punk. Seuls 7,5% d'entre eux sont des femmes, selon les données compilées par La Presse.

Les palmarès des radios universitaires et commerciales, les tops de fin d'année et les affiches de festivals corroborent aussi ce déséquilibre. Sans compter que, tous genres confondus, les musiciennes et chanteuses touchent un salaire moyen de 28% inférieur à celui de leurs confrères.

«Récemment, il y a eu des sorties contre le sexisme de l'industrie du cinéma à Hollywood, mais je pense que celle de la musique est encore contrôlée en grande partie par les hommes», dit Pascale St-Onge, bassiste du band rock alternatif Mad June. «La culture machiste est encore imprégnée, bien qu'on essaie d'en faire fi.»

Le quatuor, composé de femmes gaies, s'empresse de décoller les étiquettes de «band de filles ou lesbien». «Souvent, les gens vont penser que le fait qu'on soit toutes des filles, c'est un concept, mais personne n'aurait cette réflexion pour un band de gars», note Pascale St-Onge.

Mad June, qui roule son rock depuis 10 ans, croyait avoir rompu le silence radio avec la pièce-velcro Tip Toe, produite par le Torontois Jeff Dalziel (Nelly Furtado, Chantal Kreviazuk).

Malgré des efforts de tracking et l'enthousiasme des programmateurs, les décideurs ont fini par se braquer, frileux devant «les risques» et «le manque d'espace».

«Bonnes pour des filles»

Parmi les rockeuses rencontrées, d'aucunes l'ont entendu ad nauseam: au compliment «vous êtes bonnes» succède la nuance «pour des filles». Une maladresse plutôt qu'une dévaluation, selon les membres de The Horny Bitches, qui montrent toute leur fougue dans la Ligue Rock, soirées de duels au terme desquelles le public détermine le groupe le plus badass.

La clé du succès et du respect? «Jouer avec ses tripes, le guts et l'énergie, résume Marie. J'aime bien ce que Brody Dalle a dit: "On ne joue pas de la guitare avec son entrejambe."»

Depuis quatre ans, Annie Calamia anime toutes les semaines à CISM l'émission Rebelles soniques, consacrée à la «production musicale» féminine. Le slogan: «Rock, talons hauts et ukulélé». De plus en plus, la mélomane se dit consciente du clivage entre les genres sur la bande FM, et son émission tente à sa mesure de faire contrepoids aux statistiques et aux stéréotypes.

«Les figures féminines de la musique pop qui jouent à la radio, je les trouve moins fortes, moins complètes, et j'ai l'impression que presque personne dans ce créneau ne réussit à s'affranchir des clichés liés aux vedettes mainstream.»

L'autre côté de la médaille

Pale Lips, dont le premier EP, Got a Sweeth Tooth, est sorti sous le label londonien No Front Teeth, remarque que les femmes commencent à montrer les dents à Montréal. La famille punk-rock leur ouvre grand les bras, constatent ses membres. Tellement que certaines offres deviennent suspectes.

«J'ai cette crainte persistante qu'on nous ouvre des portes parce que nous sommes des femmes, parce que c'est peut-être plus facile à vendre, dit Jackie Blenkarn, chanteuse du quatuor féminin formé autour de la batteuse Lynn Poulin. Je ne voudrais surtout pas qu'on remplisse les salles pour autre chose que notre musique.»

The Horny Bitches voient aussi dans leur féminité une marque de distinction, sans pouvoir jauger précisément ses répercussions. «Être des femmes dans un milieu d'hommes, ça peut nous aider comme ça peut nous nuire, résume Virginie, chanteuse et instigatrice du projet. C'est à double tranchant.»

Mais toutes s'entendent: rester authentique est le seul vrai rempart contre les préjugés et les inégalités. Qui sait? La femme est peut-être l'avenir du rock.

Visitez le site des Horny Bitches: thehornybitches.bandcamp.com

Visitez le site de Mad June: madjune.com

Visitez le site de Pale Lips: palelips.bandcamp.com

En avant les filles!

«Girls to the Front», qui servait de leitmotiv à Kathleen Hanna, du mythique groupe riot grrrl Bikini Kill, trouve encore des échos aujourd'hui. La maxime incite le public féminin à s'approprier l'avant-scène, jugée souvent violente et hostile, lors des concerts rock. «En jouant, on a souvent remarqué que certains hommes monopolisaient le devant du stage, et avec une certaine agressivité, relate Carol Fernandes, membre de Doilies. On demande donc aux femmes de s'approcher de la scène, de prendre leur place plutôt que de rester en retrait. Ça crée parfois des conflits.» Le trio montréalais fait partie de Saturn Returns, collectif queer et féministe qui veut faire contrepoids aux pressions de l'industrie, en mettant les femmes au coeur du projet musical.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Mad June

Qui sont ces filles électriques?

Voici un échantillon d'artistes à la fois plurielles et singulières, qui accordent leur instrument au féminin.

NOBRO

Le trio féminin, qui crache ses décibels sous la bannière explicite NOBRO («Pas d'gars»), ne fait pas dans la dentelle. Son punk-rock garage s'y décline dans le plus simple appareil: batterie tapageuse (Sarah Dion), guitare électrique nerveuse (Marianna Florczyk) et basse impétueuse domptée par Kathryn McCaughey (photo). Les jeunes amazones, qui ont notamment assuré la première partie des rockeurs torontois Danko Jones à Montréal, préparent un premier EP: Stoke Level: High!. Baissez les vitres et montez le volume.

Visitez le site de NOBRO: nobro.bandcamp.com

THE MUSCADETTES

Nées en Californie, les jumelles Chantal et Kathleen Ambridge semblent avoir un pied dans le sable de la côte Ouest et l'autre dans le bitume de leur ville d'adoption, Montréal. Les instruments frémissent ainsi entre surf pop et punk garage, entre sensualité californienne et agitation de l'underground métropolitain. Leurs influences convoquent autant les Beatles que les icônes féministes du riot grrrl. Les blondes soeurs peuvent rêver de croquer dans la Grosse Pomme, elles qui ont été repérées par l'étiquette PaperCup Music, de Brooklyn. L'EP Side A, commercialisé par l'écurie Costume Records (Milk and Bone, Dany Placard) au Canada, a séduit la critique des deux côtés de la frontière. Side B, deuxième volet du projet, risque de sceller l'opération charme cet automne.

Visitez le site des Muscadettes: themuscadettes.bandcamp.com

ISABELLE «LA TERREUR» OUIMET

Figure familière de la filière rock indé montréalaise, Isabelle Ouimet a la haute main sur la basse de Buddy McNeil and the Magic Mirrors. L'équipage rock'n'roll garage, qui vogue entre la nostalgie des années 60 et l'effervescence de la scène actuelle, s'épanouit d'abord en concert, accoutrements maritimes et délires théâtraux à l'appui. À l'instar de Laurence Nerbonne (Hotel Morphée), Azure de Grâce (ex-Jesuslesfilles), Annie-Claude Deschênes (PyPy) et Suzie McLelove (Breastfeeders), Isabelle Ouimet transcende le rôle de figurante. La mélomane a d'ailleurs fondé l'entreprise de gérance La royale électrique, ajoutant une voix féminine dans le rouage de l'industrie musicale.

Visitez le site de Buddy McNeil and the Magic Mirrors: buddymcneilandthemagicmirrors.bandcamp.com

NATHALIE BARIL ET DANIELLE LANGLOIS

Une séance de «Qui est-ce?» se terminerait hâtivement, sans doute après trois indices: il s'agit d'un groupe mixte, qui joue du métal et qui chante... en français. Réponse? Potion 13, qui a concocté deux albums depuis sa première mixture, en 2002. La chanteuse Danielle Langlois et la bassiste Nathalie Baril, moitié féminine du quatuor, assènent leur hard rock politique dans un créneau quasi exclusif. De plus en plus, les femmes gravent leur empreinte sur la scène métal. Les porte-voix des bands québécois The Agonist, UnexpecT, Obsolete Mankind et RetardNation sont tous des femmes. Et que dire de la jeune Montréalaise Alissa White-Gluz, voix d'Arch Enemy, formation et phénomène suédois qui attire les foules partout dans le monde et rejoint plus de 1,5 million d'adeptes sur Facebook. Au Québec, Nathalie Baril contribue aussi à l'effervescence de la scène métal au sein du producteur de spectacles BCI.

Visitez le site de Potion 13: potion13.org

PHOTO ÉDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

De gauche à droite: Kathryn McCaughey (NOBRO), Chantal et Kathleen Ambridge (The Muscadettes), Isabelle Ouimet, Nathalie Baril et Danielle Langlois (Potion 13).

Les festivals rock, un boys club?

La saison des festivals tire à sa fin, et un coup d'oeil dans le rétroviseur permet de constater que les hommes font toujours la pluie et le beau temps au pays électrique de Led Zep et de Nirvana.

AMNESIA ROCKFEST

Proportion du public féminin: environ 50%

POLITIQUE DU FESTIVAL: «Nous n'avons pas de règles [quant à la représentation féminine], mais j'essaie chaque année d'avoir des groupes avec des femmes, même si c'est plutôt rare dans notre créneau, explique le président fondateur, Alex Martel. Nous avons récemment eu Joan Jett, Pixies, Walls of Jericho, Overbass, Colectivo, Capitaine Révolte, War on Women, etc.», énumère-t-il. Les bands hard, punk et métal qui partagent les scènes de Montebello restent majoritairement masculins. Et les femmes ne retiennent pas toujours l'attention pour leurs attributs musicaux. Une vidéo pornographique tournée dans le campement des festivaliers à l'insu des organisateurs, en 2014, a excité les médias du monde entier. Plus récemment, Alex Martel a accordé une entrevue au réseau torontois Naked News, qui met à profit de jeunes présentatrices dénudées. Cet été, quatre d'entre elles se sont d'ailleurs découvertes pour... couvrir l'évènement.

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HEAVY MONTRÉAL

Proportion du public féminin: 30%

POLITIQUE DU FESTIVAL: Heavy Montréal, festival consacré au métal, fait piètre figure quant à la visibilité féminine. Seules six formations placardées sur l'affiche comptent au moins une femme dans leurs rangs, parmi lesquelles le collectif suédois Arch Enemy, qui a débauché la Montréalaise Alissa White-Gluz, et le groupe Within Temptation, projeté par la chanteuse néerlandaise de métal lyrique Sharon den Adel. «C'est certain que nous prenons en considération la diversité lors des choix de programmation, mais ce n'est pas notre critère premier», souligne Caroline Audet, d'evenko. Comme pour Osheaga, «c'est la popularité des groupes qui prime», dit-elle. Mais le vent pourrait tourner, puisque les femmes de métal soufflent fort sur les conventions, en partie grâce à l'avènement des inflexions symphoniques. En Belgique, le festival Metal Female Voices leur est entièrement consacré depuis 2003.

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OSHEAGA

Proportion du public féminin: 60%

POLITIQUE DU FESTIVAL: Le populaire festival Osheaga présente une proportion d'artistes féminines considérablement supérieure à celle d'Heavy Montréal, organisé lui aussi par le promoteur evenko, et d'Amnesia Rockfest. «Il y a beaucoup de filles qui se démarquent actuellement partout dans le monde, alors c'est naturel de les ajouter à notre programmation», explique Caroline Audet, gestionnaire des relations de presse d'evenko, dont le comité de programmation est formé de «deux hommes et deux femmes», précise-t-elle. Le public, qui était composé à 60% de femmes en 2014, en fait un week-end relativement équilibré sur le plan de la représentation sexuelle.

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