Mara Tremblay vient de faire paraître un nouvel album, À la manière des anges, et partira bientôt en tournée à travers le Québec. Samedi soir, elle participe avec 13 autres chanteurs au spectacle Pour elles, au Théâtre Outremont, à la mémoire des 14 victimes de la tragédie de Polytechnique, assassinées il y a 25 ans aujourd'hui.

Le drame de Poly me remue comme aucune autre tragédie. Plus profondément. Et je me demande si c'est parce que c'est le traumatisme de notre génération. On avait environ l'âge des victimes à l'époque. On aurait pu être là...

C'est exactement ça. J'avais 20 ans. J'étais le contraire de ces femmes-là. J'avais eu beaucoup de misère à l'école : j'avais des troubles d'attention, j'étais délinquante. J'avais fréquenté des écoles où il y avait plus de filles, en musique. Mais mon milieu, celui du rock, était un milieu de gars en 1989. En tournée, j'étais souvent la seule femme dans la salle, mais surtout sur scène. Ça m'avait frappée à l'époque : nous étions dans des milieux très différents, entourées de gars. Je ne me suis jamais sentie exclue parce que j'étais une femme. Ça m'a beaucoup secouée que quelqu'un veuille, de manière aussi violente, marquer la différence entre les hommes et les femmes. Qu'il ne puisse pas vivre avec des femmes intelligentes, destinées à des carrières intéressantes.

Sur le coup, on n'a pas voulu mesurer toute la portée de ce geste-là, mais, quand on y repense, Lépine avait planifié son crime misogyne. Il avait ciblé des femmes influentes, des figures de proue et des symboles du féminisme. À l'époque, on a surtout parlé de l'acte isolé d'un tireur fou, mais il avait un «agenda»...

Il avait réfléchi à ça. Comment a-t-il pu avoir accès aussi facilement à une arme? C'est ce que je me suis demandé à l'époque. Comment quelqu'un peut-il avoir le pouvoir de vie ou de mort sur quelqu'un d'autre, juste en appuyant sur une gâchette? Quand j'étais jeune, je jouais aux cowboys avec des fusils en plastique. Mes garçons n'ont jamais eu le droit de faire entrer ça dans la maison. Poly a créé une aversion chez moi pour les armes à feu.

Est-ce qu'avoir le même âge que ces filles-là a ajouté au traumatisme?

Je connaissais des filles qui allaient à Polytechnique. C'était une attaque contre l'intelligence des femmes. Je n'avais jamais pensé, avant ce moment-là, qu'il pouvait y avoir autant de préjugés, autant de haine envers les femmes.

Le drame de Poly a-t-il été pour toi l'occasion d'un éveil féministe?

Je l'avais toujours été sans me poser la question. J'ai été élevée comme ça, par des parents jeunes, hippies, libres. Je n'ai jamais eu à me battre pour me sentir égale. C'était acquis, même dans mes groupes de musique avec des gars. Poly a été pour moi une claque en pleine face. J'ai compris que tout le monde n'était pas féministe.

Je pense que Poly a été pour moi une sorte de fin de l'innocence...

Un éveil à la cruauté. La manière dont il a élaboré et calculé son geste... Comment quelqu'un peut-il faire ça?

Quand on t'a appelée, 25 ans plus tard, pour participer à un spectacle qui commémore ces événements, as-tu hésité?

Pas du tout. J'ai déjà des chansons, Douce lueur et Grande est la vie, qui ont été inspirées par ça, alors, pour moi, c'était évident. Mes chansons ne traitent pas nécessairement de cet événement-là, mais de la corrélation entre la bêtise humaine et la violence, des dégâts de tout ça. Et de l'espoir qu'il reste encore quelque chose de beau dans le fond du coeur des gens. Je crois qu'il est possible de s'unir pour faire quelque chose de beau, de plus puissant que ce pouvoir que s'approprient les tueurs, à qui on accorde beaucoup d'attention.

On se souvient des noms des tueurs. On se souvient moins des noms des victimes. Malheureusement, la surenchère médiatique en pousse certains à faire des coups d'éclat pour qu'on se souvienne d'eux.

C'est le pouvoir du mal. Qui a dû l'attirer, lui. Tout le monde se souvient de son nom. Mais au-delà de ça, la flamme qui l'habitait était d'une laideur incroyable.

J'essaie de comprendre pourquoi je suis plus bouleversé par Poly que par d'autres tragédies. Quand j'ai vu le film de Denis Villeneuve, j'étais sans mots. J'ai pleuré tout le long du générique.

Je ne l'ai pas vu. Je n'en ai pas été capable. Je suis trop sensible pour ça.

Ce que j'ai aimé dans le film de Villeneuve, c'est la manière dont on présente aussi comme des victimes les hommes qui étaient à Poly, les étudiants et le professeur qui ont assisté à l'assassinat de ces femmes. Tout le monde a souffert.

Ceux qui restent, ceux qui l'ont vécu, étaient des victimes. Plusieurs s'en sont voulu, mais ils ne pouvaient rien faire devant un homme armé.

Le mouvement féministe québécois avait le vent dans les voiles à l'époque. Beaucoup de luttes avaient été menées par des femmes inspirantes. Poly leur a scié les jambes. Parce qu'elles avaient des convictions et qu'elles les partageaient, elles ont été la cible d'un tueur antiféministe.

Comment peut-on mal accueillir le mouvement féministe? Quand on regarde le chemin parcouru par les femmes depuis 100 ans, il est ridicule de s'opposer à l'égalité entre les sexes. Il n'y a pas longtemps, les femmes n'avaient pas le droit de vote!

C'est important pour toi que cette commémoration soit aussi liée au contrôle des armes à feu?

Oui. C'est ce qui me choque toujours. Si Lépine était arrivé à Polytechnique et avait fait un discours misogyne, les conséquences auraient été très différentes. Il y a plein d'hommes qui pensent encore comme lui aujourd'hui. On en trouve plusieurs sur l'internet qui s'unissent pour haïr les femmes, mais ils ne s'achètent pas tous des fusils!

Certaines féministes ont regretté que la commémoration des 25 ans de Poly soit trop axée sur le contrôle des armes à feu et pas assez sur l'acte antiféministe.

Il y a eu des victimes parce qu'il avait accès à une arme à feu. C'est indissociable.

Quand on fait un spectacle comme celui-là, qu'on fait de la musique, on est forcément dans la célébration, la joie. Comment est-ce qu'on marie ça avec un événement aussi triste?

J'ai toujours vu la musique comme une communion. Une communion avec les gens. C'est une sorte d'élévation spirituelle. Je le vois comme ça encore plus pour ce spectacle-là. Il y a de la joie, oui, parce qu'il ne faut pas laisser nos morts dans le noir. Je ne pense pas que la joie et le bonheur soient une entrave à la mémoire et à la commémoration. Au contraire.

***

Pour elles - Spectacle commémoratif pour les 25 ans de la tragédie de Polytechnique, samedi soir, 20h, au Théâtre Outremont