L’auteur-compositeur-interprète wolastoqey Jeremy Dutcher est une voix dont les mots ont des buts précis : dénoncer, faire le deuil, informer, célébrer, réconcilier ou bien guérir. Afin de mener plus loin sa quête de dialogue, il chante pour la première fois en anglais sur son second album, Motewolonuwok.

Jeremy Dutcher a failli laisser tomber la musique. « Quelque chose » est arrivé, l’a chamboulé, et lui a fait remettre en question l’envie de poursuivre ce chemin qui lui semble pourtant complètement destiné. « Ou bien j’arrêtais et je faisais autre chose, ou bien je me laissais aller et je le faisais pour vrai », nous dit-il au bout du fil, tout juste revenu à Montréal après des journées en Europe à faire la promotion de son nouvel album.

Car, surprise, Dutcher a pris la décision de se laisser aller, de faire cet album, plutôt que d’arrêter. « Ma mère, déjà, n’allait pas me laisser abandonner », lance-t-il en riant.

[Ma mère] m’a fait comprendre que parfois, lorsque ton travail te mène à mettre au monde des histoires pour le monde, ça devient plus grand que toi et il faut que tu continues à les raconter, ça devient une responsabilité.

Jeremy Dutcher, auteur-compositeur-interprète

L’artiste et militant de la Première Nation Neqotkuk a sorti en 2018 un premier album, tour de force gagnant du prix Polaris, sur lequel il s’est fait un devoir de ramener les voix et mélodies ancestrales dans le présent, pour faire résonner au sein de sa communauté ce puissant héritage.

Il ne s’attendait pas à ce que la portée de son œuvre soit si grande. Mais, comme le lui a rappelé sa mère, son travail est devenu « plus grand que lui » et a engendré des conversations, une écoute. C’est notamment pourquoi il a choisi, pour ce deuxième album qu’il fera paraître sous peu, de ne plus s’adresser seulement aux siens. « Sur le premier, tout était dans ma langue, sans traduction. Mais si les gens m’écoutent, alors il est peut-être temps de leur parler directement. »

« La conversation la plus nécessaire ne doit pas forcément avoir lieu au sein de la communauté, mais plutôt avec ceux qui ont besoin d’entendre ces choses et qui doivent faire face au fait que leurs ancêtres ont commis certains actes, dit l’artiste et musicologue. Ce sont des discussions que l’on a déjà dans nos communautés. Nous savions déjà que les pensionnats avaient des cimetières. »

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Pour donner du corps à ces messages qu’il envoie en chansons, un orchestre et un chœur ont été invités à participer à rendre les pièces de Jeremy Dutcher encore plus « grandes ». « Beaucoup de gens m’ont aidé à faire cet album, dit-il. C’était une autre raison pour laquelle je ne pouvais pas tourner le dos à ce projet. Tous ces gens m’ont tant offert, je ne pouvais pas abandonner. »

Cet album tire vers le maximalisme, tandis que le premier était plus « DIY et petit ». « J’ai travaillé avec Owen Pallett, qui a fait les arrangements et a donné vie à ces orchestrations, raconte Jeremy Dutcher. J’ai déjà écrit des petites choses pour des orchestres, mais jamais de la façon dont lui peut le faire, et il faut connaître ses limites. Il n’y a pas de meilleur sentiment en tant que chanteur que de pouvoir survoler avec ma voix cet orchestre et ces cordes et ces cuivres. C’est quelque chose de très spécial. »

Le sens des mots

Motewolonuwok, prononcé « Muh-del-wool-en-oo-wug », est un mot plein de sens. Lorsqu’on lui demande de nous le définir, Jeremy Dutcher, qui réfléchit à son art dans toute sa portée, nous prévient qu’il lui faudra une longue explication pour bien décrire le terme, qui porte un important bagage linguistique lié à la colonisation.

PHOTO FOURNIE PAR KIRK LISAJ

Jeremy Dutcher

« Dans un mot, il y a tout un paragraphe. Motew, c’est “ce qui peut être entendu, mais pas vu”, quelque chose de mystérieux. Un Motewolen est quelqu’un qui peut voir ce qui peut être entendu, mais pas vu. Certains disent que les musiciens sont des Motewolen. Il y a une magie dans la façon dont le son existe. Je voulais me réapproprier ce terme, parce qu’une façon de le voir est positive : on pense à de la magie, de la guérison, quelque chose de beau. »

« Mais ça n’a pas toujours été vu ainsi, poursuit-il. Dans nos dictionnaires, créés par des gens extérieurs à la communauté, on associe Motewolonuwok à la sorcellerie. On perd parfois la vraie signification des mots en les traduisant. On perd la nuance. »

Je voulais parler des gens magiques et spirituels au sein de nos communautés. Ces gens sont souvent des personnes queers. Et je trouve particulièrement important d’en parler en ce moment, pour partager les expériences difficiles, mais aussi la beauté et la résilience.

Jeremy Dutcher, auteur-compositeur-interprète

Pour Dutcher, tout a un sens plus large, la portée des mots est d’une importance capitale. Son œuvre est une porte d’entrée pour mieux comprendre les réalités qu’il aborde.

« J’espère que cela encouragera les gens à venir aux spectacles, parce que je peux mettre les chansons en contexte, car ce sont des histoires sur nos traditions, sur notre vécu, et je veux que les gens les comprennent. »

Sur Motewolonuwok, il est question de deuil, d’espoir, de résilience, d’héritage, de prière. « On voit les choses de façon binaire, séparées, alors qu’il y a tellement entre les deux, décrit-il. Cette idée de la joie et du deuil, l’un contre l’autre, de la femme et de l’homme, l’un contre l’autre. Je veux parler de tout ce qui se trouve entre les deux, sur plusieurs thèmes différents. Il reste une partie de la conversation avec les ancêtres [qu’il y avait sur le premier album], mais de façon bien moins directe. Cette fois, je creuse dans ma propre expérience et mes propres constats en tant que jeune personne autochtone. »

Plus qu’un héritage

L’anglais est présent sur la moitié du disque, mais la place est tout autant faite à la langue wolastoqey. « Tant de gens écrivent déjà en anglais, constate Jeremy Dutcher. Je voulais m’assurer que nous soyons toujours présents. »

Pour lui, il s’agit d’une question d’héritage, mais de bien plus encore. « Le manque de ressources rend presque impossible l’idée d’allumer la radio ou d’aller au cinéma et d’entendre ma langue, dit l’artiste. Ça n’a jamais été une option pour moi. Alors je veux que mes créations créent cette opportunité pour les jeunes d’être en contact avec notre langue. J’ai eu la chance d’avoir des gens autour de moi qui la parlaient, donc je peux la comprendre et l’utiliser. »

Jeremy Dutcher n’a pas laissé tomber la musique. Bien heureusement. « J’allais déménager dans le bois et tout abandonner, mais on m’a fait comprendre que j’avais encore des choses à partager. Je suis reconnaissant [aujourd’hui] de tout ce processus. Et de pouvoir maintenant partager le résultat avec le plus de monde possible. »

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