Y a-t-il de la place pour un autre organisme lyrique à Montréal ? La création de l’opéra L’homme qui rit – adapté du roman de Victor Hugo – d’Airat Ichmouratov mercredi soir à la salle Claude-Champagne apporte sans équivoque une réponse positive.

On pourrait prendre Marc Boucher pour un rêveur. Le directeur du Nouvel Opéra Métropolitain, nouvelle division lyrique du Festival Classica, sis en Montérégie, a toutefois montré au cours des années qu’il était capable de remplir sa mission.

Présenter trois opéras inconnus – dont deux créations – en deux semaines relève évidemment de la gageure. Mais Boucher joue d’abord de prudence. Point de mise en scène, donc de costumes (sauf pour la brève opérette L’adorable Belboul de Massenet, mardi prochain). De l’opéra en formule « minceur », mais pas une minceur rachitique, car on a quand même un grand orchestre sur scène, un chœur de 20 voix (dans les balcons latéraux) et un habillage visuel qui fait la juste part entre rien du tout (un simple opéra version concert) et de vrais décors.

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Le baryton Jean-François Lapointe

Élément d’importance (on ne le souligne pas assez souvent), nous sommes en présence d’un vrai livret. Pas un truc poético-esthétique. De vrais personnages en chair et en os, comme Victor Hugo en a le secret. Mais il fallait quand même que le poète et romancier Bertrand Laverdure condense le tout et lui donne un sens scénique, ce qui relève de l’exploit. Combien ont réussi la même chose avec de grands romans du même type ?

Il fallait également quelqu’un pour mettre ces mots en musique. Prolifique compositeur montréalais, Airat Ichmouratov n’est pas le dernier venu. Son quatrième disque chez l’étiquette britannique Chandos, enregistré avec l’Orchestre symphonique de Londres, sort dans deux semaines.

Comment rendre compte en quelques mots d’une nouvelle œuvre d’une durée d’environ 150 minutes ? Il faut d’abord souligner qu’Ichmouratov n’a rien d’un compositeur expérimental. Il crée dans le système tonal tel qu’on le retrouve chez Puccini et Prokofiev, c’est-à-dire une tonalité franche utilisant la dissonance à bon escient, sans trop choquer l’oreille.

Des habillages originaux

Musicalement, les moments les plus intéressants sont peut-être ceux où l’orchestre s’exprime seul. Il faut dire que le compositeur, chef d’orchestre chevronné, connaît cette bête-là. Vocalement, on est dans un grand lyrisme qui laisse beaucoup de place à la voix pour s’épanouir, sans que l’orchestre prenne le dessus sur les chanteurs.

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L’homme qui rit mettait notamment de l’avant le talent d’Antonio Figueroa et de Florence Bourget.

Il y a bien à l’occasion quelques effets que d’aucuns pourraient qualifier de « faciles », d’« hollywoodiens » – on pense à l’air de Fibi (chanté par la soprano Sophie Naubert), d’un lyrisme réconfortant. Mais Ichmouratov se distingue par l’art de créer des climats. On est moins dans le « durchkomponiert » wagnérien (une œuvre d’un seul tenant avec une sorte de chant continu) que dans la grande tradition de l’opéra à numéros, comme on le trouve encore d’une certaine manière au XXe siècle chez un Puccini, par exemple.

Le compositeur crée un habillage original pour chaque numéro (surtout des airs, avec quelques duos et ensembles plus larges). Chaque arrivée de Lord David (chanté par le ténor Antonio Figueroa) souligne ainsi son côté frimeur, l’orchestre éclatant en sarcasmes.

En somme, un spectacle applaudi par le public

Seul bémol par rapport à l’expérience scénique : l’absence de surtitres. Même s’il n’y a rien à redire par rapport à la diction des chanteurs, les voix plus aiguës sont naturellement plus difficiles à comprendre. Il fallait donc bien connaître l’histoire pour bien apprécier pleinement la soirée.

Le tout aurait pu être intégré dans les projections créées par Lumifest en cavale. Celles-ci alternent entre moins d’une dizaine de tableaux hivernaux marqués par la solitude (l’humain en est absent) et la décrépitude (la misère est un thème central du roman). Des tableaux semi-statiques (on ne voit que la neige tomber ou la lumière vaciller), mais qui permettent quand même de se plonger à peu de frais dans chaque scène.

Les huit chanteurs, dont la plupart ont fait partie de l’enregistrement de l’intégrale des mélodies de Massenet chapeautée par Marc Boucher, étaient bien assortis.

On pense aux trois barytons, celui (presque trop) athlétique, de Jean-François Lapointe (Barkilphedro), moelleux de Hugo Laporte (Gwynplaine adulte) et plus clair, plus « français », de Marc Boucher (Ursus).

Idem avec les femmes. L’oreille ne confond jamais les trois sopranos légers Magali Simard-Galdès (Dea), Sophie Naubert (Fibi) et Janelle Lucyk (Gwynplaine enfant). La première voix est plus ronde, fruitée, que celle de Naubert, plus sur le « métal », alors que Lucyk, issue du chœur, chante en voix blanche.

La mezzo-soprano Florence Bourget (duchesse Josiane) et le ténor Antonio Figueroa (Lord David) viennent compléter la distribution de ce spectacle fort applaudi par le public qui remplissait presque la salle Claude-Champagne.

On ne peut que souhaiter que ce ne soit pas l’unique représentation de l’œuvre, sort trop souvent réservé à la création contemporaine…