En 1998, dans sa chanson Mots de femme, Laurence Jalbert proclamait ne plus jamais vouloir entendre « Et puis après ? » lorsqu’une de ses sœurs dénonçait une injustice. Un an après avoir elle-même bouleversé le Québec avec une lettre dans laquelle elle confiait avoir été victime de violence conjugale, l’auteure-compositrice poursuit sa route avec la conscience aiguë de ce qu’il reste à accomplir.

Oui, Laurence Jalbert recevait en novembre 2020 le prix Luc-Plamondon de la Société professionnelle des auteurs et des compositeurs du Québec, couronnant son œuvre entière. Mais peut-être n’est-il pas inutile de le répéter : la chanteuse a signé ou cosigné la vaste majorité de ses inoubliables chansons.

« C’est Diane Juster qui m’a appelée pour m’annoncer la nouvelle, et Diane Juster, je la vénère, tu comprends ? », raconte la vétérane de 62 ans, jointe par visioconférence à quelques jours de son spectacle aux Francos. « Diane et moi, on parle de tout et de rien, et là je lui dis : “Vous me donnez le prix auteur, mais vous savez que je compose aussi ?” Il y a eu un silence. Elle ne savait pas. »

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Laurence Jalbert aux Francos en 2019, comme invitée spéciale de 2Frères

C’est plate, mais c’est ça : de Marjo à Diane Tell en passant par Francine Raymond, les auteures-compositrices-interprètes les plus marquantes doivent encore et encore dire et redire que leurs refrains leur appartiennent.

Je me retrouve souvent devant des gens qui s’étonnent : “Hein, vous avez écrit ça ?” Ben oui, ça adonne que dans mes temps libres, j’écris des petites phrases. C’est encore dans la tête des gens qu’une femme va être interprète, si ce n’est pas souligné qu’elle est auteure et compositrice.

Laurence Jalbert

Mais ça tend à changer, se réjouit celle qui sera bientôt grand-mère pour la septième fois. « Prends Marjo ! Enfin, on recommence à la voir partout », lance-t-elle au sujet de sa « grande chum », avec qui elle échange régulièrement des textos.

Et à quoi ça ressemble, une conversation entre la Jalbert – Laurence se désignera souvent au cours de notre entretien par son seul patronyme – et la Morin ? « C’est fou ! On est deux Lions ascendant Lion, deux capotées, deux hyperactives, deux volontaires. Marjo, c’est une personne d’une grande pureté, d’une grande humilité, et c’est là qu’on connecte ensemble. On sait pourquoi on se retrouve devant le monde. Ce n’est pas parce qu’on est meilleures ou plus belles que les autres. C’est parce qu’il y a une vérité à l’intérieur de nous. Pas LA vérité. On a à l’intérieur de nous d’humbles vérités qu’on veut partager avec les autres. Et comme Marjo, quand je suis sur scène, j’appartiens entièrement au moment présent. »

Pas d’archétype

En avril 2021, Laurence Jalbert publiait sur les réseaux sociaux une poignante lettre intitulée « Des cuillères dans le congélateur », un récit de la décennie de violence conjugale qu’elle a subie. Cette confidence prenait tout le Québec de court, tant la créatrice de Corridor a toujours eu cette image de femme qui ne se laisse pas marcher sur les pieds. Parmi ses nombreux impacts salutaires, ce témoignage aura eu le mérite de rappeler qu’il n’existe pas d’archétype de la victime.

Au sortir d’une pandémie qui aura vu exploser le nombre de féminicides, Laurence Jalbert multiplie non seulement les spectacles – son été s’annonce comme un des plus chargés de sa carrière –, mais aussi les conférences sur le sujet. Ses chansons elles-mêmes parlent depuis longtemps de ce que les femmes doivent endurer d’injonctions à s’exprimer doucement.

C’est le cas de Mots de femme, son pamphlet folk tiré d’Avant le squall (1998). « J’avais déjà vécu tellement d’affaires épouvantables à cette époque-là », dit celle qui a roulé pendant 15 ans dans les bars, avant de remporter l’Empire des futures stars avec son groupe, Volt, en 1987. Assez de temps pour survivre à quelques horreurs.

PHOTO PIERRE CÔTÉ, ARCHIVES LA PRESSE

Laurence Jalbert en mai 2001

Quand j’ai écrit Mots de femme, j’en avais ras le bol. Mais penses-tu que je ne m’en suis pas fait faire, des gros yeux, quand j’ai sorti cette chanson-là ? [Elle prend la voix d’un enquiquineur.] “Mais, Laurence Jalbert, qu’est-ce que ce discours de féministe ?”

Laurence Jalbert

Encore et encore

C’est en 1990, sans exactement s’en rendre compte, qu’elle écrit son premier texte évoquant la question de la violence faite aux femmes. À l’aube de la tournée inspirée de son premier album, son directeur musical lui demande si elle a dans ses tiroirs des amorces de chansons qui pourraient étoffer son répertoire.

Parmi ces ébauches se trouvait une mélodie accompagnée d’une seule phrase : « Encore et encore ». Malgré son horaire surchargé, Laurence Jalbert s’accroupit dans le coin du local de répétition, avec son crayon, pendant que son groupe joue la nouvelle pièce, toujours orpheline de texte. « À la quatrième ou cinquième fois, je me suis levée et je l’ai chantée, mais je n’avais aucune idée pourquoi j’avais écrit tout ce texte. »

Quelques jours plus tard, en Abitibi, il est question partout dans les médias locaux du meurtre de Sandra Gaudet, une adolescente de 14 ans abandonnée au bord de la route, un crime qui n’a toujours pas été résolu.

« Et là, pendant le test de son, je pense à ma fille et je pense à comment cette enfant, Sandra, est partie. Je décide de lui dédier cette chanson dans laquelle je chante : “Je l’ai vue dans leurs yeux, l’envie folle de te faire du mal, de te blesser / Je les ai vus t’arracher ce qui restait de ton âme et de tes poupées.” C’est la vérité pure et simple : je n’avais jamais compris ce que j’avais écrit avant ce soir-là. »

La mère de Sandra Gaudet, à qui Laurence avait demandé de la tenir au courant des développements du procès, lui enverra quelques semaines plus tard une enveloppe contenant la première page du journal intime de l’enfant.

« Et tu sais comment son journal s’appelait ? » Long silence. « Ça s’appelait Encore et encore. » Plus long silence. « Je ne te dis pas que je suis la Sainte Vierge, je te dis juste que parfois, les artistes, on a des antennes. Et chaque fois que je la chante aujourd’hui, je revois dans ma tête le visage de toutes les femmes qui meurent parce qu’elles sont des femmes. Et je me dis que je n’aurais jamais dû appeler ça Encore et encore parce que ça n’arrêtera jamais. »

Sur la scène Loto-Québec – Le parterre le 13 juin à 20 h

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