« Un jour, je vais pouvoir dire que j’ai connu ce gars-là. » C’est ce qu’a lancé Claude Bégin à son vieux pote Eman, peu de temps après ses premières soirées en compagnie de Karim Ouellet. « J’ai dit ça mot pour mot, tellement quand il chantait ses tounes, c’était wow ! » À quelques jours d’un grand spectacle en hommage à celui qui nous a quittés le 17 janvier dernier, son principal partenaire de création raconte leur histoire d’amitié, de musique et d’admiration.

Pourquoi Claude Bégin était-il convaincu que ce garçon timide était promis aux plus hauts sommets ? Il y songe un instant, puis offre cette réponse, toute simple. « Il y a des gens, tu le vois tout de suite. Il était meilleur que tout le monde. C’était un vrai mélodiste. Un vrai poète. » Un vrai poète dont il célébrera la vie et la musique dimanche soir, à l’occasion de Bye Bye Bye Karim : la veillée des ami.e.s, aux côtés de Sarahmée (sa sœur), Ariane Moffatt, Valaire, Hubert Lenoir, Alaclair Ensemble, Fanny Bloom et La Bronze.

C’est au 1036, avenue Cartier que leur rencontre a eu lieu, « quelque part autour du premier album d’Accrophone », donc autour de 2005. « Karim, au début, c’était quelqu’un qui traînait chez nous, comme plein d’autres, dans ce mélange d’after-party, de maison de jeunes et de studio. »

Photo Bernard Brault, Archives La presse

Karim Ouellet aux Francos, en juin 2014

Bâtiment sis à l’angle de la rue Fraser, en Haute-Ville, dans lequel Bégin logeait avec sa famille depuis ses 14 ans, le 1036 devient à l’époque le creuset d’une génération d’artistes de Québec ayant en commun des racines hip-hop, mais des ambitions qui débordent les strictes frontières du genre.

Dès qu’un voisin déménageait, je m’arrangeais pour mettre un ami dans l’appart vide, jusqu’à ce qu’on ait les quatre appartements à nous. Tout le monde était tout le temps chez tout le monde, personne ne cognait.

Claude Bégin

C’est là que Karim et lui créeront et enregistreront Plume (2011), Fox (2012) et Trente (2016), les trois albums formant l’essentiel de l’œuvre de Ouellet. Leur collaboration prend forme naturellement après la parution de Dendrophile (2009), unique disque du collectif Movèzerbe. Claude Bégin, qui tenait les commandes de la console et de l’ordi portable, conserve son poste. Fort de l’autonomie développée en façonnant en autarcie les albums d’Accrophone, il parvient, avec peu de moyens, à engendrer tous les sons nécessaires.

« En studio, l’infini nous appartenait. » Ils contribueront ensemble, en conjuguant aux mélodies irréfutables du renard des éléments de rap, de soul et de reggae, à ce que les ondes FM au Québec s’arriment enfin aux sonorités de la planète pop. Le succès monstre de L’amour, en 2013, propulse Karim, qui sera de toutes les scènes, ainsi que la carrière de réalisateur de Claude. « Ç’a été très long de parvenir à vraiment connaître Karim, se souvient-il. Même au moment où c’était rendu mon meilleur ami, il a gardé sa fameuse carapace. Je n’ai jamais réussi à la percer. »

Comment alors expliquer qu’ils se soient tous les deux aussi bien entendus ? « D’abord, on est deux Sagittaires, full rationnels », souligne Claude, le sourire large, mais un résidu de tristesse dans les yeux. « Les Sagittaires s’aiment beaucoup entre eux. Karim et moi, on appelait ça le sagittarium. On aimait les idées de l’autre, ce qui faisait que ça allait super vite. Il me trouvait full bon, je le trouvais full bon. L’admiration mutuelle, c’est le meilleur ingrédient. »

Extraordinaire communion

Comme plusieurs des proches collaborateurs de Karim Ouellet, Claude Bégin n’était plus en contact avec son ami, au moment de sa mort. Son explication sera pudique. « Graduellement, pour plein de raisons, on se voyait moins. Le but, ce n’était pas de ne plus se voir. On a pris les moyens pour forcer les choses, mais il n’y avait rien à faire. »

Photo Ulysse Lemerise, Archives LA PRESSE

Claude Bégin et Karim Ouellet au spectacle d’ouverture de Fierté Montréal en 2017

Le réalisateur, visiblement encore secoué, dit avoir pu vivre rapidement son deuil, notamment grâce à une cérémonie intime organisée chez lui, à la campagne, par sa sœur Élise Bégin, après les funérailles. « On a fait un genre de communion avec des cierges, de la musique. On a chanté, on a observé des moments de silence, on s’est tous tenus par la main. C’était extraordinaire. »

En prévision du spectacle de dimanche, Claude Bégin s’est remis dans les oreilles au cours des dernières semaines les chansons créées avec Karim, afin d’apprendre la moitié des paroles qu’il ne connaît pas sur le bout de ses doigts : « parce que je ne faisais des chœurs sur scène que sur l’autre moitié », précise-t-il en riant. Et forcément, la place majeure, presque troublante, qu’occupe la mort dans ces textes l’a bouleversé.

C’est sûr que les paroles ont pris un autre sens, plus dark. Il y a tellement de souffrance là-dedans, mais quand on enregistrait, c’est comme si je ne voyais pas ça. Ça donne parfois l’impression qu’il savait ce qui s’en venait.

Claude Bégin

Une voix comme un orgue

Par-delà le mystère qu’il cultivait, tout en en étant sans doute un peu prisonnier, Karim Ouellet ne semblait jamais autant se révéler qu’à travers sa voix, d’une richesse permettant soudainement de croire à quelque chose de plus grand que soi, comme si son âme logeait dans ses cordes vocales. « Il y a des gens pour qui il y en a plus qui passe dans les yeux. Pour Karim, il y en avait plus qui passait dans la voix », observe Bégin, qui a longtemps pensé qu’il suffisait d’avoir une voix juste pour avoir une voix intéressante.

« Mais j’ai fini par me rendre compte qu’il y a des gens avec des voix plus marquantes. On a des coups de foudre vocaux et Karim fait partie de ceux avec qui le public a eu un coup de foudre. Il y avait du vent qui passait dans ses cordes vocales et quand on doublait sa voix en studio, ça devenait comme un orgue. »

Karim est parti, mais n’a peut-être jamais autant été présent dans le cœur de Claude Bégin, ainsi que sur son bras droit, qui porte depuis quelques mois un tatouage de son visage. Il arrivera à quelques reprises durant cet entretien que Bégin parle de son frère de musique au présent, plutôt qu’au passé. « Oui, c’est vrai, je ne m’en étais pas rendu compte. » Il est aussi arrivé que Karim visite Claude en rêves.

Photo Anne Gauthier, Archives LA PRESSE

Karim Ouellet (ici avec Laurent Saulnier) a remporté le prix Félix-Leclerc en 2013

« Les rêves, c’est fait pour régler des affaires. J’avais besoin de me rappeler l’ancien Karim, le vrai. » Lors d’une de ces visites les plus mémorables, Karim demandait à Claude ce qu’il souhaitait qu’il apporte chez lui pour la soirée. Un grand vin ? Une bonne bouteille de rhum ? « C’était comme s’il voulait qu’on ait le chilling parfait ! C’était super émotif, parce que moi, je lui répondais : “Ben non, Karim, on ne peut pas se voir.” Mais dans le fond, il préparait peut-être le chilling qu’on va pouvoir vivre lorsqu’on va se retrouver au bout de tout ça. »

Claude y croit-il vraiment, à de possibles retrouvailles, dans un autre monde ? « Depuis que j’ai vu Interstellar, j’ai l’impression que tout se passe en même temps. Se retrouver ? On ne s’est peut-être pas perdus, en fait. »

Bye Bye Bye Karim : la veillée des ami.e.s., le 12 juin sur la scène Bell de la place des Festivals.

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