Cinq ans après DAMN., qui lui a valu un prix Pulitzer, Kendrick Lamar est de retour avec un album double de 18 chansons, Mr. Morale & The Big Steppers. Nos journalistes Marissa Groguhé et Pascal Leblanc l’ont écouté et en ont discuté ensemble, vendredi.

Nos premières impressions de ce cinquième album

Pascal : Quel départ en force après trois chansons à peine. Des BPM [beats per minute] à la pelle, de multiples variations rythmiques, un arsenal de flows une fois de plus renouvelé.

Marissa : C’est quelque chose qui me frappe tout le temps, et encore plus avec cet album. Kendrick est 10 rappeurs à la fois. Il a des flows qui s’adaptent à son propos, aux rythmes. Même l’intonation de sa voix change. Il a tellement de facettes, c’est impressionnant.

Pascal : Aucun autre rappeur n’est aussi cinématographique. Il est non seulement un conteur d’exception, mais, comme tu le dis, sa capacité à incarner plusieurs personnages et à emprunter différents points de vue est aussi unique. Une combinaison de talent, de culture et d’humanité. Il nous l’avait annoncé d’une certaine façon en lançant le cycle promotionnel de son album avec la phrase « I am. All of us ». Son expérience est évidemment la sienne, mais elle est aussi universelle. En dévoilant des aspects plus personnels de sa vie, il rejoint un plus grand public. Rarement a-t-on vu une telle vulnérabilité dans le rap.

Marissa : Jamais je n’ai entendu Kendrick Lamar être aussi intime. Il est en pleine confession, du début à la fin. Il dit dans la première chanson qu’il est allé en thérapie et l’album semble être le prolongement de l’introspection qu’il a faite. C’est bouleversant.

Une chanson préférée, après deux écoutes ?

Marissa : Je dirais Savior. La chanson commence avec une voix qui dit « Kendrick made you think about it, but he’s not your savior ». En se confiant de manière si crue, il montre qu’il ne veut pas être perçu comme le messie, comme un sauveur. Il y a aussi la géniale Auntie Diaries, où il fait un lien entre la communauté noire et la communauté queer. L’identité trans est rarement abordée dans le rap. Kendrick le fait, il le chuchote. C’est un exemple de flow qui s’adapte. Il parle de l’évolution de sa réflexion par rapport à une tante devenue un homme, à un cousin devenu sa cousine. C’est magnifique.

Pascal : Difficile de dire laquelle est ma préférée, mais We Cry Together m’a donné des frissons. Nous sommes témoins d’une violente scène de dispute conjugale dans laquelle de nombreux enjeux homme-femme sont abordés avec le piano frénétique d’Alchemist en trame de fond. Pas une chanson à écouter en soupant, mais absolument brillante.

Marissa : Une autre qui m’a donné des frissons et pas forcément dans le bon sens, c’est Worldwide Steppers. Ses paroles m’ont donné envie de mettre l’album sur pause, pour reprendre mon souffle. Qu’il invite Kodak Black sur cette chanson, même s’il ne prononce que 12 mots (j’ai compté), alors qu’il a plaidé coupable à des accusations de violence conjugale l’an dernier, pour moi, c’est une limite qui est dépassée (et qui l’est davantage quand Kodak revient sur la chanson Silent Hill). Kendrick sait très bien ce que ça veut dire que cet homme soit le premier qu’on entend sur le morceau. Il dévoile tous ses péchés sur cette chanson, il y a là un inconfort. Sur ce disque, il est d’une honnêteté parfois difficile à entendre. Et il en rajoute sur la chanson Savior, en disant : « Like it when they pro-black, but I’m more Kodak Black ». Il parle de Kodak, mais il en dit beaucoup sur lui-même.

Pascal : Je ne doute pas qu’une grande partie de ce qui est raconté est l’écho de ses propres croyances et valeurs, mais Kendrick, comme d’autres rappeurs, prend volontairement le rôle de porte-parole de sa communauté et même de la condition et de la représentation historique de celle-ci. À mon avis, la présence de Kodak Black ne signifie pas que Kendrick appuie ses actions, mais j’ai l’impression qu’il veut s’assurer que sa réalité soit exprimée et légitimée. Je crois qu’il préfère faire savoir que « son peuple » existe plutôt que de le défendre. La répétition de « I can’t please everybody », dans la chanson Crown, résume bien ce que j’avance.

Marissa : On revient à « I am. All of us ». C’est une chose très claire dans le propos de Kendrick : il refuse qu’on se serve des dérapes de certaines personnes pour définir toute la communauté. Il y a une solidarité qui peut être difficile à comprendre, pénible à constater.

Malgré la qualité de l’œuvre de Kendrick Lamar, elle comporte aussi une certaine lourdeur, autant dans le propos que dans son rendu. Est-ce le cas ici aussi ?

Pascal : Pour moi, écouter Kendrick Lamar est une tâche. Pas désagréable, loin de là, mais sérieuse. Il faut être dans un certain état d’esprit. Il y a dans sa discographie des chansons qui s’écoutent sans trop réfléchir, mais pour vraiment apprécier son génie, il est important d’être attentif. Cet album n’est pas différent, mais musicalement, il est peut-être plus accessible que To Pimp a Butterfly, mais moins que DAMN.

Marissa : De manière générale, il y a très peu de chansons de Kendrick Lamar que je n’écouterais pas pendant un pique-nique entre amis. Ne serait-ce que parce qu’il y a une musicalité qui tombe toujours dans le mille, c’est toujours agréable à l’oreille, selon moi. Même quand ça écorche un peu.

Qu’en est-il des beats ?

Marissa : Le côté funky et jazzy de To Pimp a Butterfly n’y est pas autant. Ni le côté plus pop de DAMN. – qui résultait de beaucoup de collaborations –, même s’il y a des exceptions – il a quand même échantillonné du Florence + the Machine ! C’est plus orchestral cette fois, on entend des cordes, beaucoup de piano. Le tempo fait des montagnes russes d’une chanson à l’autre, c’est peut-être aussi ce qui fait qu’on écoute 18 chansons et qu’il n’y a pas de temps morts. Je trouve que c’est son album le plus digeste, instrumentalement parlant, tout en étant très lourd dans les textes. J’aime beaucoup le contraste.

Pascal : Je suis tout à fait d’accord avec toi. Malgré le propos très dense, il y a moyen de hocher la tête, taper du pied et peut-être même danser en écoutant MM & TBS. N95 est un banga, comme on dit. Sounwave, un collaborateur de longue date, est derrière la majorité des pièces. Les excellents Boi-1da, DJ Dahi, Cardo, DJ Khalil et Pharrell Williams contribuent aussi à l’album, dans une cohésion totale. Parlant de collaborateurs, ma joie de voir le nom de Ghostface Killah sous le titre Purple Hearts n’a été excédée que par l’écoute de la chanson. Mon MC préféré avec le meilleur de son époque, un rêve. Beth Gibbons, de Portishead, est aussi une belle surprise.

Est-ce que Mr. Morale & The Big Steppers prouve que Kendrick Lamar est le roi du hip-hop ?

Pascal : Sans aucun doute ! Tous ses albums sont remarquables. On peut ne pas aimer chacune de ses chansons, mais elles ont toutes leur raison d’être. Après chacun de ses trois derniers albums, je me suis demandé : que peut-il faire maintenant ? Je me le demande encore aujourd’hui. Il revient chaque fois avec une offrande qui n’excède pas mes attentes, mais qui me fait plutôt réaliser que je n’ai pas la capacité d’anticiper ce dont il est capable.

Marissa : Le trône lui appartient bel et bien. Il y a quelque chose d’assez fascinant dans le fait de voir un artiste ne jamais se répéter, évoluer, mais toujours maintenir un niveau d’excellence comme il le fait. À la fin de la première écoute, je ressens un mélange de tristesse, de pitié, de colère, de profonde compassion. Je me sens chamboulée. Bref, oui, pour moi, on a affaire au meilleur de Kendrick Lamar.

Mr. Morale & The Big Steppers

Rap

Mr. Morale & The Big Steppers

Kendrick Lamar

pgLang

9/10