« Que faites-vous dans mon bureau ? », a lancé Nick Cave, mardi après-midi, en entrant dans une salle remplie de journalistes, au centre-ville de Montréal. Son bureau ? Au cœur de l’exposition Stranger Than Kindness, qui accueillera le public dès vendredi, se trouve une pièce fourmillant de livres, de disques et de papiers épars. Une réplique (presque) à l’identique de son vrai bureau.

En 1987, alors qu’il est au pire de sa dépendance à l’héroïne, Nick Cave émet dans un testament le souhait qu’en cas de malheur, un musée commémoratif soit créé à sa mémoire, afin de sauver du dépotoir toutes ses « gogosses importantes » (en anglais : « his important shit »). Le chanteur australien est (heureusement) toujours de ce monde, mais ses « gogosses » importantes sont actuellement réunies à Montréal dans une sorte de mausolée en l’honneur des nombreuses vies que contient sa fascinante et tumultueuse existence.

Un musée en son honneur ? Rien de moins ? « Ça en dit long sur la vision exagérée que j’avais de ma propre grandeur à cette époque-là », a expliqué avec beaucoup d’autodérision le musicien lors d’une conférence de presse très informelle qu’il a tenue mardi, depuis l’arrière de son propre bureau. Vêtu de son habituel costard, le plus punk des crooners, 64 balais et svelte comme s’il en avait 20, aura offert de généreuses réponses, pleines de silences féconds, durant lesquels il semblait sans cesse tenter de trouver le mot traduisant le mieux sa pensée.

Le jeune homme suffisant qu’il a jadis été a donc visiblement cédé le pas à un artiste qui place la gratitude au centre de son rapport au monde, après de nombreuses années vécues sous le joug de la mélancolie et l’obsession.

Tous les sacrifices que suppose la création, l’illusion d’être un génie, toutes les relations qui se désintègrent parce que tu es absorbé par ton travail, tout ce que représente ce bureau, en fait, ce n’est plus moi maintenant. J’ai fini par comprendre que lorsque je serai sur mon lit de mort, je ne me vanterai pas à mon épouse d’avoir écrit The Mercy Seat [une de ses grandes chansons]. Ce n’est pas ça qui est essentiel.

Nick Cave

Grâce à Cohen

Si le capharnaüm de son bureau témoigne d’un créateur obnubilé par son propre univers, le couloir de la gratitude, l’avant-dernière pièce de l’exposition, rassemble pour sa part une série d’artefacts qui tracent au présent le portrait d’un homme moins torturé, presque apaisé.

Parmi ceux-ci : la fameuse gomme à mâcher de Nina Simone, recueillie en 1999 par le camarade de Cave, Warren Ellis, ainsi qu’une lettre envoyée par Leonard Cohen en 2015 à la suite de la mort tragique de son fils, qui n’avait que 15 ans. Une missive laconique, mais qui a davantage consolé Nick Cave que quoi que ce soit d’autre, confiait-il mardi. « Dear Nick, I am with you, brother. »

Le fantôme de Leonard Cohen plane d’ailleurs sur l’ensemble de l’exposition, pour la simple et bonne raison que l’auteur de Bird on the Wire figure parmi les maîtres de Nick Cave. Le fondateur des Bad Seeds avait 14 ans lorsqu’une amie d’un ami lui a fait entendre Songs of Love and Hate, troisième album du Montréalais.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Nick Cave, qui s’apprêtait à répondre aux questions des journalistes.

Je n’étais que ce garçon bizarre au cœur d’un village australien dans lequel je n’arrivais pas à m’identifier à ce qui avait de l’importance pour les autres. La voix de Leonard Cohen a provoqué un choc sismique en moi. Soudainement, quelqu’un me comprenait. La voix de Leonard Cohen est devenue comme celle d’un ami sage. Entendre la chanson Avalanche m’a permis de mettre des mots sur mes propres angoisses, ma propre colère.

Nick Cave

Le banal et le sacré

Divisée en huit salles, l’exposition Stranger Than Kindness a été façonnée par la commissaire Christina Back, en collaboration avec son sujet, à partir de la riche matière des vraies possessions de Nick Cave qui, jusqu’à il y a quelques jours, prêtait main-forte à l’équipe en épinglant lui-même des trucs aux murs (dont une récente lettre de Tom Waits). « Il nous a donné tous, tous ses livres », jure la commissaire. Pauvre homme, s’exclame-t-on. « Non, il était très content. Ça lui permet d’en acheter des nouveaux ! »

Après la première salle, la plus traditionnelle du parcours, qui aligne les photos de jeunesse (un Nick Cave, enfant, déguisé en cowboy, un Nick Cave un peu plus vieux, au premier rang d’un spectacle de la légendaire formation punk australienne The Saints), l’exposition prend un tour qui tient davantage de l’art immersif. Une salle en forme de chapiteau de cirque retrace l’histoire de The Birthday Party, son premier groupe. Une autre, plongée dans la pénombre, recueille les propos de plusieurs membres des Bad Seeds.

Une reproduction de la chambre qu’habitait Cave dans le vibrant quartier de Kreuzberg à Berlin, au début des années 1980, recrée un chaotique cagibi où se côtoient les effigies catholiques et les affiches d’Elvis. Ces objets kitsch, achetés au marché aux puces, plantent les deux pôles articulant l’œuvre de Nick Cave, où le banal et le sacré ont toujours été inextricables, et où le rock a toujours eu les allures d’une quête spirituelle.

On a tenté d’éviter que l’exposition ressemble à une grande déclaration du genre : voici qui est Nick Cave, voici ce qu’il représente. L’idée, c’était plutôt d’offrir un coup d’œil sur des choses qui pourraient permettre d’enrichir la compréhension de son œuvre.

Christina Back, commissaire

À Copenhague, où l’exposition est née en avril 2021, des disciples de Cave se pointaient chaque jour afin de compulser chacun des volumes que contient sa vaste bibliothèque. Rapide coup d’œil : des livres d’Henry Miller, Norman Mailer, Ezra Pound, Hunter S. Thompson, Lester Bangs, Don DeLillo, Rimbaud, Bataille, Lispector, Goethe, Robbe-Grillet, Pessoa, des autobiographies de Charles Mingus et Merle Haggard, des traductions de ses propres romans.

Christina Back ramasse au hasard un agenda qui traîne sur une table. Elle le feuillette. « Regarde ici, il y a le numéro de Kylie Minogue. » On l’appelle ? Une collègue de la commissaire douche nos espoirs. « L’agenda date de 1994, elle doit avoir changé de numéro. »

Le Montréalais Victor Shiffman, qui coproduit l’exposition et qui était en 2017 derrière la présentation de Leonard Cohen : Une brèche en toute chose au Musée d’art contemporain, raconte avoir aperçu Nick Cave, il y a quelques jours, passer une dizaine de minutes devant un petit écran accroché à un des murs du couloir de la gratitude, où apparaît des photos de famille. Des images sur lesquelles le mystérieux poète maudit, en compagnie de sa femme et de ses fils, a presque l’air d’un père ordinaire. « Il était ici dans cette pièce, tout seul, en silence, à regarder sa vie défiler sous ses yeux. »

Stranger Than Kindness : L’exposition Nick Cave, du 8 avril au 7 août, à la Galerie de la Maison du Festival.