Il y a exactement 20 ans, le 5 mars 2002, cinq vingtenaires jusque-là connus pour leurs ritournelles parodico-country, leurs refrains absurdes et leurs chansons à boire ont lancé l’album qui allait cimenter leur statut de groupe phare d’une génération : Break syndical.

Après l’accueil enthousiaste réservé à Motel Capri en 2000 (10 000 exemplaires vendus), Les Cowboys fringants changeaient de maison de disques (passant d’Indica à La Tribu) avec au cœur l’espoir de ne plus avoir à « louer leur vie à un employeur ». Le succès de Toune d’automne, En berne, Heavy Metal et Mon chum Rémi leur permettra de lâcher leur emploi d’éducatrice en garderie (Marie-Annick) ou de commis d’un club vidéo (Karl).

PHOTO PIERRE CÔTÉ, ARCHIVES LA PRESSE

Les Cowboys fringants en août 2002, quelques jours avant leur spectacle au stade Jarry

Le 31 août 2002, la formation repentignoise était la tête d’affiche d’un grand concert au stade Jarry (avec Plume Latraverse), point culminant d’un été triomphal.

Les quatre membres actuels du groupe, soit le chanteur Karl Tremblay, la violoniste Marie-Annick Lépine, le guitariste et principal auteur-compositeur Jean-François Pauzé et le bassiste Jérôme Dupras, leur ancien batteur domlebo (Dominique Lebeau pour les impôts) et leur gérant Claude Larivée (de La Tribu) racontent dans leurs mots la création de ce qui demeure, selon bien des experts, leur chef-d’œuvre.

Une rupture volontaire

Jérôme : Je me rappelle que J-F nous avait dit : « Ça passe ou ça casse. »

Marie-Annick : Ouvrir avec En berne, c’était pour marquer une cassure. Les trois premiers albums étaient beaucoup plus humoristiques. L’engagement s’en venait sur Motel Capri avec Le gars d’la compagnie, mais on voulait amorcer l’album avec quelque chose qui ferait une différence.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Marie-Annick Lépine, en 2003

Dominique : Ma contribution la plus importante à Break syndical, c’est d’avoir tenu à ce qu’En berne commence le disque. Je pensais que c’était d’abord les chansons sérieuses et engagées qu’il fallait mettre de l’avant. J-F nous avait joué la chanson et je m’étais dit : « Le Québec a besoin de ça. » Faut pas la mettre en troisième ou quatrième, un peu gêné.

Jérôme : Ça traduisait aussi le fait qu’on vieillissait. On n’était plus des grands adolescents. On devenait de jeunes adultes.

J-F : J’avais déjà essayé d’écrire des trucs plus sérieux, mais j’avais une espèce de pudeur. Je versais dans les portraits clownesques, parce que c’était plus à ma portée. Là, j’avais cette envie d’aller plus loin dans mon écriture, de donner un deuxième souffle au groupe, qu’on ne reste pas pour toujours les cabochons de service qui font juste des chansons festives. J’ai travaillé fort.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-François Pauzé, en 2003

Marie-Annick : En berne, ça t’a pris quoi, quatre ou cinq mois, à écrire ?

J-F : Ça faisait trois, quatre ans que je me dédiais au groupe et que j’avais des jobines [livreur de pizza, concierge] pour joindre les deux bouts. Ça faisait trois ans que je repoussais mon inscription en histoire à l’UQTR. Après Motel Capri, on avait eu des déboires avec notre compagnie de disques. J’avais dit à Marie-Annick : « Là, je vais donner tout ce que j’ai et si ça ne fonctionne pas, c’est certain que je ne ferai pas 13 000 $ par année toute ma vie. » Je pense que le sentiment d’urgence est palpable sur le disque.

Karl : 13 000 $, ça, c’est 2000 $ de Cowboys et 11 000 $ de livraison de pizzas ?

Le bon ratio

Jérôme : Le choix des chansons avait donné lieu à quelques discussions animées. On cherchait un ratio intéressant entre chansons rigolotes, touchantes et engagées. C’est sur Break syndical qu’on a trouvé cet équilibre qui nous a suivis sur les autres albums.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Jérôme Dupras, en 2003

Dominique : Je me souviens qu’à un moment donné, on était tous chez les parents de Karl sur le bord du feu et qu’on parlait du fait qu’il y avait trop de ballades sur l’album. Il y avait eu un vote unanime pour dire que c’était Mon chum Rémi qui était de trop [grand rire incrédule].

Marie-Annick : Claude Larivée croyait beaucoup en notre potentiel, il nous avait donné des moyens. Il ne pensait pas que j’allais faire autant d’arrangements, mais il m’avait laissé carte blanche. Les gars aussi.

Claude : Les Cowboys étaient venus jouer à l’époque de Motel Capri au Cabaret Music-Hall [que son entreprise exploitait]. J’avais vu arriver 500 jeunes spectateurs que je n’avais jamais vus nulle part ailleurs. C’était clair dès l’entrée des spectateurs que c’était un phénomène générationnel.

Marie-Annick : C’est moi qui avais hérité des matins en studio. Je travaillais chez nous à L’Assomption parfois toute la nuit jusqu’à 5 ou 6 h, puis je partais pour Outremont [rue Bernard, où était situé le Studio 270]. Je revenais me coucher quand Karl arrivait pour chanter.

Karl : Dans ce temps-là, chanter, c’était jamais avant midi.

Marie-Annick : Des fois, les gars m’appelaient l’après-midi pour me dire : « Heille, c’est vraiment bon, ce que t’as fait dans telle toune. »

Karl, dans La Presse du 28 décembre 2002 : « Les gens s’identifient à nous et chantent les paroles de nos chansons parce qu’ils se disent tous que le groupe marcherait mieux s’ils étaient à ma place. Ils trouvent tous qu’ils ont une meilleure voix que moi. »

Karl : Aujourd’hui, je sais reconnaître mon évolution à travers les années. Ça aurait été plate que je ne développe pas mon organe. Encore à ce jour, je suis incapable d’écouter Motel Capri. Mes collègues ne m’avaient pas dit que je portais un pince-nez. Robert Langlois [réalisateur de Break syndical], lui, m’avait donné un conseil. Il m’avait dit : « Prononce bien tes paroles. » Comme les chansons de J-F racontent des histoires, c’était logique.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Karl Tremblay, en 2003

J-F : On avait eu de la misère avec le titre. Au départ, on voulait l’appeler Pare-choc à pare-choc. La pochette avait été conçue en ce sens-là. Puis, on a appris que Martin Léon avait une chanson qui s’appelait Bumper à bumper. Aujourd’hui, on est contents. Je ne suis pas sûr qu’on se parlerait des 20 ans de Pare-choc à pare-choc.

Une victoire communautaire

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Les Cowboys fringants ont remporté le Félix du groupe de l’année en 2003.

Claude : Si ma mémoire est bonne, on avait placé 50 000 copies de l’album en magasin. La journée de la sortie, les murs du Archambault Berri était couverts de vert. On avait confiance. [Plus de 150 000 exemplaires de Break syndical ont aujourd’hui trouvé preneur. ]

Dominique : Mais nommons-la : ç’a pris Toune d’automne pour que ça explose. Sinon, on aurait peut-être continué notre petit bonhomme de chemin à la manière d’un Mononc’ Serge. Ça a pris la FM, d’abord COOL FM, puis Rock Détente, CKOI, Énergie.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Dominique Lebeau, en 2003

Karl : Au début des années 2000, notre ami et webmestre Marc Desjardins nous avait dit : « Partez-vous donc un forum sur l’internet. » Le Forum du Peuple, ç’a été un gros plus dans l’explosion de notre notoriété.

J-F : Que ces radios acceptent de faire jouer un groupe de la marge, c’était une petite victoire pour nous et pour nos fans, qui faisaient des demandes spéciales depuis longtemps.

Claude : Il a eu la KISS Army et il y a aussi eu l’Armée des Cowboys.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Les Cowboys fringants au Métropolis, le 30 mars 2002

Pierre Foglia, dans La Presse du 4 avril 2002 : « Les Cowboys ? Je vais te dire, puisque tu me le demandes : sont peut-être nés dans les années 70, comme ils l’annoncent dans la première chanson, mais je me demandais : 1970 ou 1870 comme Zola ? On dirait qu’ils viennent juste de finir de lire Germinal. Après, combien on gage qu’ils vont lire Marx ? J’espère qu’ils n’en feront pas un autre CD. Bref, j’ai pas tripé fort. Je te dirais même que je n’aurais pas tripé du tout s’il n’y avait cette ballade sur le suicide qui rachète un peu le reste, ça s’appelle Mon chum Rémi […] »

J-F : À ce moment-là, je pense que ça nous avait fait de la peine, parce qu’on aimait Foglia et qu’on avait moins de recul. Et j’avais déjà lu Zola au cégep, plusieurs années avant, ce n’était pas récent. Je n’ai pas encore lu Marx, par contre.

Jérôme : Il y a eu plusieurs discussions douloureuses au sujet de Toune d’automne. C’était un choix stratégique d’aller vers une ballade plus sérieuse comme premier extrait radio. Et ç’a créé une belle tempête dont on a pu réaliser l’ampleur au parc Jarry.

J-F : C’était quand même énervant. L’année d’avant, on jouait à La Ripaille à Repentigny et là on se retrouvait devant 8000 personnes.

Karl : Tous ces évènements comme le stade Jarry ou le Centre Bell en 2003, on n’aurait jamais osé faire ça sans Claude Larivée. C’est Claude qui nous les suggérait en ayant cinq, six arguments dans sa poche pour qu’on dise oui.

Dominique : Le parc Jarry, je m’en souviens comme d’une victoire à nous, comme groupe, mais aussi comme d’une victoire pour nos fans. C’était plein, Plume était là, on avait Youppi sur scène avec nous. C’était une victoire communautaire.

La Tribu annonce ce samedi la parution d’un coffret spécial célébrant Break syndical, avec quatre vinyles, des versions en concert, des démos inédits et un livret souvenir.

Break syndical en six chansons

Les membres du groupe se remémorent la création de certains titres inoubliables de leur quatrième album, paru il y a 20 ans.

L’hiver approche

0:00
 
0:00
 

Marie-Annick : J-F s’est inspiré de sa précarité financière. Étant né au mois de septembre, toutes les factures de renouvellement de permis et de plaque d’immatriculation arrivaient au moment où l’hiver approchait. Il était tout le temps cassé à cette période de l’année. […] Le talent de Jean-François a explosé dans cette chanson-là. Écrire ça au milieu de la vingtaine [il avait 26 ans en mars 2002], c’est quand même spécial. L’Amérique pleure (2019) en est un peu la suite.

Heavy Metal

0:00
 
0:00
 

J-F : Je me souviens que Karl et moi, à l’époque, on avait une feuille avec des mots qu’on voulait glisser dans des chansons. Sur la feuille, il y avait les mots « Adidas Gazelle ». Ces souliers-là sont redevenus à la mode depuis, mais en 2002, c’était un truc quétaine des années 80, associé au tripeux de hard rock. Sur la feuille, il y avait aussi « strap dans’ poulie » et « Export A verte ». Tout est inventé dans Heavy Metal, sauf Mario Dubé, qui est un vrai gars qui venait avec nous au primaire.

Ruelle Laurier

0:00
 
0:00
 

Karl : Mon père m’a toujours demandé pourquoi j’avais [écrit et] composé cette chanson. Il avait de la misère à expliquer ça à ses collègues de travail : « Ton fils, il va-tu bien ? » La vraie histoire vient d’un ami avec qui je me tenais, qui se pointait souvent au club vidéo où je travaillais. Il vivait seul avec sa mère, n’avait jamais connu son père, et certains soirs, après quelques bières, il me racontait des affaires difficiles. Tout le côté trouble, vers la fin de la chanson, est complètement inventé.

Toune d’automne

0:00
 
0:00
 

J-F : J’ai vécu pendant un an dans le sous-sol d’un bungalow sur le bord du fleuve à Saint-Sulpice. Je n’ai jamais compris pourquoi, mais quand j’ouvrais mon téléphone, j’entendais les conversations de mes propriétaires, deux personnes dans la soixantaine qui habitaient en haut. J’écorniflais. Ils parlaient avec leur fille, qui était dans l’Ouest. Elle avait l’air de passer de mauvais moments. Je n’ai jamais revu les propriétaires et je n’ai jamais rencontré leur fille. On lui doit une grosse partie de notre carrière.

Salut mon Ron

0:00
 
0:00
 

Karl : Oui, Ron [Fournier] nous a reçus à son émission, c’était merveilleux, mais ce que les gens ne savent pas, c’est qu’on est allé manger un smoked meat et prendre une petite bière avec lui après et que pendant deux heures, on n’a pas dit un mot. On faisait juste nommer d’anciens joueurs et il partait, il nous entretenait pendant 45 minutes de chaque personne. Patrick Roy ? Il partait. Guy Lafleur ? Il partait. C’était magique. Un souvenir impérissable.

Mon chum Rémi

0:00
 
0:00
 

J-F : C’est une chanson avec laquelle j’avais eu beaucoup de difficulté. C’était très librement inspiré d’un ami, Marc, qui traversait une mauvaise passe – il est toujours vivant et en pleine forme. Je la trouvais parfois un peu quétaine. Je l’avais travaillé vraiment longtemps et, aujourd’hui, je ne suis pas sûr qu’elle n’est pas encore un peu quétaine. Mais faut s’assumer.

Marie-Annick : Les 10 000 personnes qui la chantaient en décembre dernier au Centre Bell la trouvaient pas quétaine en tout cas.