Ana, c’est la vitalité incarnée. Son acuité intellectuelle est aussi percutante que son rire : cette femme est une source d’énergie renouvelable.

Je l’ai connue peu après son arrivée au Canada, en 1992 : c’est d’ici que sa carrière a décollé, c’est ici qu’elle a épousé un ami à moi, Jean Lesage, compositeur comme elle.

Sa Serbie natale habite la création d’Ana.

Son opéra Svadba (Mariage) raconte en sept tableaux tout le rituel amical qui précède une noce. Après sa création à Toronto en 2011, Svadba a été joué une centaine de fois, entre autres à Philadelphie, San Francisco, Montréal, Aix-en-Provence, et jusqu’à Perm, en Russie. Shura Baryshnikov, la fille du célèbre danseur et de l’actrice Jessica Lange, vient d’en réaliser une version cinéma pour le Boston Lyric Opera.

Étrangement, ce n’est pas par l’opéra qu’Ana est arrivée… à l’opéra !

Enfant, son énergie débordante a été canalisée par le ballet classique, puis a explosé dans le théâtre jeunesse, pratiqué à haut niveau dans son pays d’origine, la Serbie.

Jeune comédienne, elle a tâté de la mise en scène, a composé de la musique pour certaines pièces, comblée par « le bonheur d’inventer des histoires sur scène avec [s]es amis », dit-elle.

En parallèle, elle a fait beaucoup de piano, puis a fait le choix de la composition.

Après son arrivée au Canada, une courte pièce vocale a attiré l’attention de la compagnie torontoise Queen of Puddings, qui lui a rapidement commandé un premier opéra, The Midnight Court, créé en 2005.

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L’opéra, repris l’année suivante au Covent Garden de Londres, a marqué un grand tournant dans la jeune carrière d’Ana Sokolovic, mais a surtout été une révélation pour elle : « Pendant ce travail, j’ai compris que tous mes amours se rejoignaient : je revivais le plaisir d’inventer une histoire en réunissant toutes les forces possibles pour le faire. J’ai ressenti un des grands bonheurs de ma vie. Mettre une histoire en musique, la rendre magique et belle, c’est un désir universel chez l’humain. »

The Midnight Court a marqué une première collaboration avec l’acteur et librettiste anglais Paul Bentley (que vous connaissez peut-être comme le High Septon de Game of Thrones). Elle a renoué avec lui pour The Old Fools, son opéra le plus récent, une commande de la Canadian Opera Company qui devrait être à l’affiche d’ici un an.

Repenser l’opéra

Quatre opéras créés avec succès, bien des compositions primées aux Juno et ailleurs, et la voilà maintenant à la tête d’une toute nouvelle chaire du Canada en « recherche et création » en opéra contemporain, à l’Université de Montréal, où Ana enseigne la composition depuis 2006.

C’est la première chaire de type « recherche et création » de l’institution. Je demande à la compositrice ce qu’on entend par ce label : « Une recherche provoquée par la création elle-même. »

Un exemple ? « Mon opéra Svadba est en serbe et ne comporte aucun dialogue : j’ai développé instinctivement une narration non traditionnelle, pour raconter l’histoire d’une noce qui se prépare. » L’opéra est chanté sans accompagnement, par six voix de femmes. Ana me raconte qu’une des premières critiques, bien que très positive, a cru bon de préciser : « … mais ce n’est pas de l’opéra ».

PHOTO YVES RENAUD, FOURNIE PAR ANA SOKOLOVIC

Présentation de l’opéra Svadba par l’Opéra de Montréal

Voilà une vaste question lancée : qu’est-ce que l’opéra, au XXIe siècle ? Ana s’enflamme : « Comment présenter une œuvre qui parle à tous, pas seulement aux amateurs d’opéra classique ? Comment être pertinent, comme l’était l’opéra baroque par son extravagance délirante, ou le vérisme italien par son réalisme touchant ? C’est certain que la technologie peut contribuer, la combinaison avec l’écran, entre autres, mais ce n’est pas la seule réponse. »

Cette chaire va consolider un travail de collaboration déjà fécond avec l’Opéra de Montréal, ainsi qu’avec d’autres départements de l’Université de Montréal : « L’opéra est par définition un travail d’équipe. C’est formidable d’avoir l’apport de collègues qui enseignent l’histoire de l’art, les études cinématographiques, le design ou l’aménagement. »

Entre les responsabilités de la pédagogue et la gestion d’une carrière internationale, comment Ana trouve-t-elle le temps de composer (trois commandes l’occupent en ce moment) ? « Ça demeure ma priorité, ce qui me guide et me mène. J’arrive à faufiler de brefs moments de composition à travers le reste, et aussi à créer de l’espace, une véritable rupture, au besoin. En fait, je compose tout le temps ! Je suis assez rapide pour mettre sur papier, mais c’est le dernier quart du travail. Ce qui précède est une longue réflexion, menée autant en voyageant, en enseignant, par des conversations, ou simplement à l’écoute de mon environnement. »

Dans son environnement proche, il y a le son du violon de sa fille Eva, qui termine un cycle de baccalauréat au Conservatoire de Montréal. Je lui demande des nouvelles de cette remarquable jeune femme de 20 ans, que j’ai connue quelques jours après sa naissance, mais perdue de vue depuis. « C’est elle qui a choisi de continuer en musique. On le lui a offert, mais c’est elle qui a fait son chemin, avec sa curiosité, sa détermination. Elle aime travailler avec les autres, elle a un grand caractère. » Eh oui, un peu beaucoup le portrait de sa mère !

Consultez le site d’Ana Sokolovic