En s’attelant à la création du 10album de Spoon, intitulé Lucifer on the Sofa, sa tête dirigeante Britt Daniel n’avait qu’une certitude : « Je voulais que ce soit un grand album rock. »

Mais à quel genre de cahier de charges pareille ambition astreint-elle ? C’est bien beau, le rock, mais auriez-vous l’amabilité d’être un peu plus précis ?

« Je pense que tout le monde dans le groupe comprenait ce que j’avais en tête quand je leur ai dit ça, même si, bon, un grand album rock, ça demeure difficile à décrire », répond le vétéran de la musique indépendante américaine, joint chez lui à Austin, au Texas. « C’est une affaire d’âpreté, c’est une approche qui met les guitares de l’avant, c’est le son d’un groupe qui joue ensemble dans une même pièce. Toutes ces choses additionnées semblent être à la base de ce qu’on appelle le rock’n’roll. »

Depuis maintenant plus d’un quart de siècle, Britt Daniel et le batteur Jim Eno (le seul autre membre fondateur toujours présent) imaginent une forme de rock à la fois viscérale et érudite, qui lance juste assez de balles courbes pour que la partie demeure excitante, tout en ne perdant jamais de vue qu’une chanson doit d’abord s’adresser au corps pour s’installer à demeure dans la tête de ceux qui l’écoutent. « C’est le son du classic rock tel que le revisite un gars qui n’a jamais rien compris à Eric Clapton », résumait le chanteur en une formule un brin goguenarde, dans le communiqué de presse accompagnant Lucifer on the Sofa.

PHOTO OLIVER HALFIN, FOURNIE PAR LE GROUPE

Les membres du groupe américain Spoon

« Quand je pense à ce que le classic rock a de plus générique, Eric Clapton est au sommet de la liste, précise Britt au bout du fil. Quand j’étais ado et que je lisais Rolling Stone, c’était comme une mise à jour sur la vie d’Eric Clapton toutes les deux semaines. C’est ce qui me vient à l’esprit quand je pense à ce que le classic rock a de plus mauvais. »

Après un premier album, Telephono (1996), d’une esthétique encore mal dégrossie, Spoon parvient rapidement à préciser sa singularité, qui tient beaucoup à cette façon de digérer la grande histoire du rock, tout en se tenant à distance de ses boursouflures. Sans fioritures, portés par des grooves simples, les meilleurs titres de la formation suintent l’aisance et la coolitude, qui est beaucoup celle de Britt Daniel.

Dans les années 1990, comme bien des gens, j’étais en révolte contre la conception la plus mainstream de ce qu’était le rock’n’roll. Je n’étais pas un fan de hair metal. Presque toute cette époque est à jeter.

Britt Daniel

« Mais j’ai toujours aimé le rock’n’roll. C’est juste que notre rock’n’roll à nous, c’est moins Clapton que Creedence, les Rolling Stones et Aretha Franklin, puis, plus tard, les Pixies, Sonic Youth et PJ Harvey. »

Révolutions et contre-révolutions

Bien que traversée par une ligne directrice, la discographie de Spoon se décline en une série de petites révolutions et d’autant de contre-révolutions. Après les courtes chansons, très post-punk anglais, de A Series of Sneaks (1998), le groupe se mesure à une écriture beaucoup plus chaleureuse, d’ascendance soul, sur Girls Can Tell (2001).

Puis, à la suite du succès de Ga Ga Ga Ga Ga (2007), l’album qui le révèle au grand public cependant que l’indie rock jouit de sa minute au soleil, Britt Daniel ose son œuvre la plus expérimentale, Transference (2010), une de ces déclarations de souveraineté dont se fendent certains artistes après avoir vécu leur plus important triomphe, en refusant sciemment de jouer le jeu de la répétition. Comprendre : Transference est à Spoon ce que Tusk est à Fleetwood Mac.

Je me souviens de m’être dit en arrivant à la fin du cycle de Ga Ga Ga Ga Ga qu’on avait eu plus de succès que je n’avais jamais cru possible. Je pensais que je me le devais maintenant à moi-même, de créer quelque chose d’un peu fucked up, qui ne donnerait pas l’impression à qui que ce soit qu’on essayait d’avoir une carrière [il prononce « carreer » comme si c’était un vilain mot].

Britt Daniel

Spoon adopte le modus operandi inverse sur Lucifer on the Sofa. Après les explorations synthétiques du lascif Hot Thoughts (2017), le quintette (complété par Alex Fischel, Gerardo Larios et Ben Trokan) renoue avec un son de groupe plus direct, moins altéré, sur ce remarquable album conjuguant toutes ses identités – des cuivres à la Ga Ga Ga Ga Ga de The Devil & Mister Jones aux guitares insolentes manière Kill the Moonlight (2002) de The Hardest Cut, jusqu’à My Babe, rappelant les passages plus méditatifs de They Want My Soul (2014).

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Aujourd’hui parmi les intouchables de l’indie rock américain, fort d’un catalogue sans réelle entrée facultative, Spoon a bien failli mourir avant même de réellement naître, au moment d’être libéré de son contrat par Elektra Records (une filiale du major Warner) en 1998, quatre mois à peine après le lancement de son deuxième album. À quel moment Britt Daniel a-t-il su que le rock’n’roll serait le socle de sa vie ?

« Je pense que c’est justement quand on était au plus bas. Quand on a été lâchés par Elektra, j’ai refusé d’arrêter, même si c’est ce qui serait tombé sous le sens. Mon père m’envoyait des guides pour apprendre comment être admis dans une école de droit. Mon gérant et mon avocat me disaient qu’il fallait absolument dissoudre le groupe. Mais j’ai continué, parce qu’il y avait toujours un autre petit spectacle que je voulais jouer, il y avait toujours une autre chanson que je voulais écrire. C’est à ce moment-là que j’ai su que même si je devais ne plus jamais avoir la chance d’enregistrer un album, j’allais continuer de faire de la musique, peu importe. »

Lucifer on the Sofa paraîtra le 11 février.

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