La première compilation Big Shiny Tunes a été publiée il y a 25 ans. Seize autres albums de la franchise, assemblages de découvertes régionales et de tubes planétaires, ont été édités jusqu’en 2009. Décryptage d’un phénomène qui a marqué toute une génération de Canadiens.

Le phénomène

Dès sa sortie, le 3 décembre 1996, Big Shiny Tunes (BST) s’avère un franc succès. La compilation de musiques populaires et alternatives éditée par Universal et le diffuseur MuchMusic/MusiquePlus est certifiée triple platine : plus de 300 000 exemplaires trouvent preneur. C’est toutefois l’année suivante que le phénomène prend des proportions inédites au Canada. BST 2, où Radiohead, Smash Mouth et Blur côtoient les Montréalais de Bran Van 3000 et son Drinking in L. A., s’écoulera à 1 233 000 d’exemplaires. Il se classera au troisième rang des albums les plus vendus au pays, selon la recension 1995-2010 de Nielsen SoundScan. « Les albums sont devenus un point de repère pour toute une génération, surtout pour la tranche la plus âgée des millénariaux, explique Mark Teo, stratège en contenu numérique établi à Toronto et auteur de Shine : How a MuchMusic Compilation Came to Define Canadian Alternative Music, and Sell a Zillion Copies. Big Shiny Tunes reste l’un des rares fragments de culture canadienne que l’on peut considérer comme relativement universels. »

IMAGE FOURNIE PAR UNIVERSAL

Big Shiny Tunes 2

L’intérêt des « majors »

Pendant 13 ans, BST a noué un partenariat inédit entre trois grandes maisons de disques internationales : Warner, EMI et Universal. Chacune a accepté de travailler à tour de rôle avec MuchMusic — et MusiquePlus — pour développer des compilations de chansons pop-rock populaires, émergentes ou alternatives. « Les maisons de disques étaient très rentables du milieu à la fin des années 1990, note Mark Teo, ex-chroniqueur culturel. BST est sortie à une époque où la musique alternative devenait de la musique pop. C’est ce que le grand public écoutait. MuchMusic et MusiquePlus disposaient d’un auditoire énorme et d’une portée massive. Elles se sont implantées dans les foyers de tout le pays et touchaient un groupe démographique précieux : les adolescents et les jeunes adultes. Le marché canadien était certainement limité en taille, mais les deux stations avaient une grande emprise sur lui. » Mark Teo souligne l’efficacité de la « machine marketing » autour du projet, lancé et promu chaque année par Much à l’approche du temps des Fêtes.

PHOTO CATHERINE STOCKHAUSEN, FOURNIE PAR LE GROUPE

Sloan autour de 1996

L’angle canadien

Au fil des compilations, de nombreux groupes locaux de partout au Canada ont trouvé une place de choix entre des succès de U2, The Chemical Brothers ou encore R. E. M. « Big Shiny Tunes, contrairement à Now ou à Absolute 90s, mettait en évidence les artistes canadiens, observe Mark Teo. Ils comptent pour environ le tiers des chansons. Prenez le premier BST, par exemple : il s’ouvre avec une chanson de I Mother Earth ; une toune de Sloan succède à une pièce de Red Hot Chili Peppers ; et il se termine avec un titre de Pluto. Quand vous écoutez l’album, c’est énorme, parce qu’il situe des artistes émergents régionaux aux côtés de Radiohead, Foo Fighters et tellement d’autres. Pour les auditeurs qui connaissent moins la musique alternative, c’est majeur : tu as peut-être acheté la compilation pour la chanson de Bush, mais tu découvres Sloan par la bande. »

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Sam Roberts

La scène montréalaise

Une poignée de groupes montréalais ont profité de la vitrine BST. C’est notamment le cas de Bran Van 3000, de Simple Plan, de Mission District et de Sam Roberts, qui a accumulé quatre apparitions (volumes 7, 8, 11 et 13), cinq en comptant Dirty Water, une collaboration avec k-os retenue sur la compilation de 2004. Au chapitre des sélections, le chanteur de Brother Down n’est précédé que par les groupes Nickelback (7), Sum 41 et Blink-182 (6). « Pour moi, Big Shiny Tunes était un jalon, un gage de succès, explique Sam Roberts, alors qu’il jette un œil à ses compilations encore emballées. Ça indiquait que tu étais sur la bonne trajectoire, un peu comme si, à l’époque, tu faisais la couverture du Voir ou de Hour Magazine. De savoir qu’une de tes chansons était incluse dans la compilation, c’était vraiment de sentir : “Eille, il y a quelque chose qui se passe. Ce n’est pas juste un rêve ; tu es dans la conversation.” »

La représentativité

Lorsqu’on parcourt les 351 chansons de la série, le manque de représentation des femmes, des Premières Nations et des francophones saute aux… oreilles. « Big Shiny Tunes aspirait à une certaine diversité géographique, mais elle n’est certainement pas fidèle à l’étendue de la scène rock alternative au Canada, regrette le chroniqueur musical Mark Teo. L’inclusion de la langue française est une omission majeure. Comment une compilation peut-elle aspirer à être un produit canadien par définition sans inclure des musiciens qui chantent dans l’une de nos langues officielles ? » Selon lui, ce manquement reflète un « problème structurel » plus large dans l’industrie canadienne. « Une nouvelle version de BST devrait faire une représentation plus globale de la vie canadienne : les cultures, les langues, renchérit Sam Roberts. On en est là, comme société. »

PHOTO TIRÉE DE WIKIPÉDIA

Le groupe ontarien The Killjoys

L’impact sur les artistes

Les redevances reçues par les artistes étaient substantielles, explique Sam Roberts. « Tu es en train de lancer ta carrière, tu as besoin de chaque sou pour investir dans les tournées, dans l’infrastructure du groupe. L’argent de Big Shiny Tunes nous a permis de constituer un fonds d’action pour le reste de notre carrière. » La première apparition du chanteur remonte à 2002. « Brother Down, c’est la chanson qui a lancé notre carrière. D’une semaine à l’autre, on voyait le momentum en concert, et c’était en grande partie nourri par Big Shiny Tunes. La progression était à pic. On n’a jamais revu ça. » Mark Teo raconte que ce sont les chèques liés à la présence de The Good In Everyone qui ont en partie permis à Sloan, groupe power pop de Halifax, de financer l’album Navy Blues, en 1998. C’est aussi grâce à BST, précise-t-il, si les spectateurs se sont mis à chanter en chœur Rave+Drool dans les festivals où jouaient les rockeurs ontariens de The Killjoys.

La fin d’une ère

L’essor de la consommation musicale numérique et la chute des ventes d’albums ont sonné le glas de BST. « La manière dont nous écoutons de la musique a tellement changé depuis 1996, et même depuis 2009, explique Mark Teo. Aujourd’hui, la grande majorité utilise des services en continu et des listes d’écoute pour découvrir de la nouvelle musique, ce qui, à moins de s’intéresser à des sous-cultures spécifiques, rend des compilations comme BST largement impertinentes. L’attrait aujourd’hui est souvent nostalgique ou ironique. » Sam Roberts souligne néanmoins le manque de balises communes dans la « mer d’information » musicale qui circule. « Big Shiny Tunes, ce n’était pas nécessairement le meilleur de la musique, mais ça donnait un focus. Aujourd’hui, il y a beaucoup de bruit. J’aimerais voir ce genre de curation dans la scène. »