Rapidement au début de la pandémie, artistes, diffuseurs et festivals ont décidé d’offrir du contenu en ligne. Quatre mois plus tard, est-ce que tous leurs efforts pour se produire virtuellement en ont valu la chandelle ? Portrait d’une science moins prévisible que la vente de billets de spectacles traditionnels en salle. Mais d’une nouvelle façon de se produire qui peut ouvrir des portes à de nouveaux publics et à l’international.

« Le monde est virtuel », se désole Serge Fiori dans sa chanson du même titre, sortie en 2014.

Y’a-tu kekun dans l’appareil ? Y’a-tu kekun pour me parler ? […]

Y’a-tu du sang derrière l’écran ? Ou c’est juste du vent, c’est juste du vent ?

Bien justement, est-ce que les artistes et les organismes qui offrent des spectacles virtuels depuis le début de la pandémie sont satisfaits du résultat ?

Tout cela pour quoi ?

« Ça vaut la peine », lance Madeleine Careau, chef de la direction de l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM).

Quand une institution comme l’OSM se voit forcée d’annuler des dizaines de concerts et de passer en mode virtuel, la tâche est colossale.

Or, l’OSM a une grande communauté articulée autour de lui : clients, commanditaires, donateurs, membres du conseil d’administration.

Assez rapidement, on s’est dit qu’il fallait faire quelque chose sur le web pour garder un contact régulier avec notre public.

Madeleine Careau, chef de la direction de l’OSM

Depuis le début du confinement, les vidéos mises en ligne par l’OSM (dont celles des musiciens à la maison) ont été vues plus de 1,1 million de fois. Quant aux 40 concerts diffusés, ils ont attiré entre 2000 et 10 000 spectateurs virtuels par diffusion.

« Deux mille personnes, c’est la capacité de la Maison symphonique. Nous sommes très contents des chiffres », se réjouit Madeleine Careau.

L’OSM songe à prolonger sa programmation virtuelle jusqu’à l’automne. « On ne va certainement pas délaisser le web. Cela nous permet d’aller chercher d’autres publics. L’ancrage dans la communauté est une valeur très importante de l’OSM », rappelle-t-elle.

Rayonnement international du CNA

À Ottawa, le Centre national des Arts (CNA) a fermé un vendredi. Le lundi, son équipe lançait l’idée de faire des prestations virtuelles. Le jeudi, Jim Cuddy, de Blue Rodeo, ouvrait la série #canadaenprestation, financée en partenariat avec Facebook.

Résultat à ce jour : 700 000 visionnements.

« De partout dans le monde », souligne Heather Gibson, productrice générale de Musique populaire et variétés, du CNA.

« Pour Steve Hill, nous aurions vendu 200 billets, et nous avons eu 70 000 visionnements. Pour Lisa LeBlanc, nous aurions vendu entre 700 et 800 billets, et nous avons eu 450 000 visionnements. »

PHOTO FOURNIE PAR LE CENTRE NATIONAL DES ARTS

Lisa LeBlanc en spectacle virtuel au Centre national des Arts

Des chiffres impressionnants. « Il n’y a pas de lien direct entre la popularité d’un artiste en salle et son succès en ligne », dit Mme Gibson.

Pourquoi ? « Nous ne le savons pas encore. »

Chose certaine, le CNA a revu ses façons de faire traditionnelles. « Avec les spectacles virtuels, il faut changer notre mise en marché. On doit aller vers le monde au lieu qu’il vienne vers nous. Surtout à l’international. »

Est-ce plus de travail ? « C’est un travail différent et instinctif, surtout pour notre équipe de marketing. Habituellement, le budget d’un spectacle se fait à partir du nombre de spectateurs dans la salle. »

Le CNA a produit quelque 800 évènements virtuels jusqu’à présent (dans diverses disciplines, comme la danse et la littérature), alors qu’il pensait en faire une centaine. « Il y a eu beaucoup de donations pour aider les artistes qui en avaient besoin », souligne Mme Gibson.

Succès de L’Anti à Québec

Sans nommer quiconque, plusieurs lancements d’albums d’artistes québécois sur Facebook ont réuni à peine 25 personnes — malgré leur gratuité et des relations de presse.

La science pour promouvoir des évènements virtuels est imprévisible.

Selon les personnes interrogées par La Presse, il n’en demeure pas moins que faire un lien entre un artiste et un public est une expertise qui n’est pas à la portée de tous.

Selon Mélissa Pietracupa, directrice générale et artistique de l’Espace le vrai monde ?, salle de spectacles du Collège Ahuntsic, les diffuseurs ont un rôle qui va bien au-delà de fournir une salle.

Les diffuseurs sont essentiels dans la chaîne. Nous avons tissé de précieux liens avec les publics et nous avons en main les données qui nous permettent de rejoindre la bonne personne avec la bonne œuvre… Je crois fermement que les diffuseurs doivent s’inscrire dans la logique numérique.

Mélissa Pietracupa, directrice générale et artistique de l’Espace le vrai monde ?

Mélissa Pietracupa travaille par ailleurs à la mise sur pied d’un comité de réflexion sur le numérique avec d’autres diffuseurs. « Tout se fait tellement dans l’urgence en ce moment. Il est important de se poser ces questions afin de mieux servir les artistes et leurs créations, et poursuivre notre rôle de passeurs. »

« Il faut que les artistes s’associent avec des promoteurs et des salles de spectacles », plaide aussi Karl-Emmanuel Picard, copropriétaire de la salle L’Anti Bar & Spectacles, à Québec.

Le fondateur de l’entreprise Disctrict 7 Production y a présenté 17 concerts virtuels en direct sans public depuis le 9 mai. Résultat : plus de 7800 billets vendus dans 21 pays et le tiers des États américains.

« Je peux aller chercher beaucoup plus de monde qu’un artiste qui le fait lui-même », explique-t-il. Que ce soit grâce aux 30 000 personnes abonnées à la page de L’Anti sur Facebook, celles inscrites à l’infolettre ou au réseau du pointdevente.com (entreprise spécialisée dans la billetterie en ligne qui a la technologie pour diffuser des spectacles virtuels).

« La qualité du spectacle doit être numéro un », dit Karl-Emmanuel Picard.

En vue du spectacle du groupe Mute prévu le 8 août, à 17 h, il a fait appel à des promoteurs étrangers pour toucher à des gens de divers fuseaux horaires, qui auront des ristournes sur les billets vendus.

Le groupe métal Anvil, qui a fait la route de Toronto à Québec pour son spectacle virtuel, a fait vendre des billets dans 20 pays.

PHOTO FOURNIE PAR L’ANTI

Mononc’ Serge en spectacle virtuel à L’Anti

Le spectacle de Mononc’ Serge, quant à lui ? Près de 850 billets vendus. « C’est très profitable pour l’artiste, et pour moi », souligne Karl-Emmanuel Picard.

Étant donné que L’Anti ne contient que 177 places, c’est en quelque sorte l’équivalent de cinq représentations complètes !

De nombreux succès

Parmi les autres succès culturels virtuels d’importance de l’été, citons ceux de l’Espace Yoop et les spectacles du FestiVoix.

IMAGE TIRÉE DE LA DIFFUSION SUR LE SITE DU FESTIVAL DE JAZZ

Charlotte Cardin en spectacle virtuel pour le Festival international de jazz de Montréal

Le Festival international de jazz de Montréal en mode numérique a aussi suscité un engouement « au-delà des espérances » de Laurent Saulnier, vice-président, programmation et production, chez Spectra.

Surtout que la programmation – quoique gratuite – était axée sur la découverte. « On se lançait dans l’inconnu. Là, on sait qu’on peut le faire. »

Les prestations des spectacles enregistrés à l’Astral sont par ailleurs en ligne jusqu’à la fin du mois.

Citons les plus populaires : celles de Bïa (35 000 visionnements), de Dominique Fils-Aimé (17 000) et de Charlotte Cardin (10 200).

Aux yeux de Laurent Saulnier, la qualité de la captation est partie prenante de son succès. « Il ne faut pas que le public décroche. »