Il y a dix ans, le 1er janvier 2010, mourait Lhasa de Sela. Elle n’avait que 37 ans. Le communiqué qui avait annoncé son décès, après force spéculation sur les réseaux sociaux, se terminait par cette phrase : « Il a neigé plus de 40 heures à Montréal depuis son départ. »

J’ai rencontré Lhasa, vieille âme au regard mutin, alors que nous avions tous les deux 23 ans. La rumeur de son talent exceptionnel bruissait au-delà du cercle d’initiés de ses spectacles dans les bars du Plateau Mont-Royal.

PHOTO ROBERT MAILLOUX, ARCHIVES LA PRESSE

Lhasa de Sela en 2009

Elle m’avait envoyé sur cassette, en prévision de notre entrevue pour La Presse, les maquettes de quelques pièces qui allaient se retrouver six mois plus tard, début 1997, sur son premier album, La Llorona. Cette magnifique collection de chansons mélancoliques et lancinantes, bercées par la voix de gorge feutrée, éthérée et incandescente de cette jeune femme au teint diaphane, allait s’écouler à près de 500 000 exemplaires dans le monde.

Avant son décès, le journaliste Fred Goodman, ancien rédacteur des magazines Rolling Stone et Billboard, collaborateur du New York Times, n’avait jamais entendu parler de Lhasa de Sela. « J’ai entendu une de ses chansons pour la première fois quelques jours après sa mort, à la radio new-yorkaise, et j’ai été frappé par la beauté de sa musique », m’explique l’auteur de Why Lhasa de Sela Matters, un ouvrage fascinant sur la chanteuse, paru récemment aux Presses de l’Université du Texas (dans une nouvelle collection qui s’est aussi intéressée aux parcours des Beach Boys et des Ramones).

Goodman s’est aussitôt demandé comment il avait pu ignorer pendant plus d’une décennie l’existence de cette artiste singulière, née aux États-Unis, malgré des ventes de plus d’un million d’exemplaires de ses trois albums. 

Comment une artiste aussi remarquable peut-elle mourir en étant à peu près inconnue aux États-Unis ? Elle n’est pas appréciée à sa juste valeur dans son pays d’origine. C’est injuste ! Ce fut ma motivation à écrire cet ouvrage.

Fred Goodman

En décembre 2017, le journaliste a profité des spectacles-hommages à Lhasa présentés à Montréal et à Paris pour interviewer des membres de sa famille et certains de ses amis et collaborateurs (parmi lesquels Bïa, Patrick Watson, François Lalonde, Yves Desrosiers, Erik West-Millette ou encore Thomas Hellman, qui fut son amoureux). « Ils ont été très francs et généreux », dit Fred Goodman.

Qui était cette Lhasa de Sela, artiste énigmatique au passé mystérieux, qui revisitait le répertoire mexicain de Chavela Vargas et chantait en russe la poésie de Vladimir Vissotski avant d’écrire ses propres chansons, en espagnol, en français et en anglais ? Elle est née dans le nord de l’État de New York, près de Woodstock, d’un père mexicain et d’une mère américaine, dans un autobus scolaire reconverti en caravane, avant de vivre une enfance de bohème au Mexique et aux États-Unis.

À 13 ans, elle chantait du Billie Holiday dans les cafés de San Francisco. Elle étudiait à Santa Fe, au Nouveau-Mexique, quand, en mars 1991, à 18 ans, elle est venue à Montréal rendre visite à trois de ses sœurs, étudiantes à l’École nationale de cirque. Elle s’y est accroché les pieds, mais pas pour très longtemps, l’appel de la France — qui l’a consacrée à l’échelle internationale — étant très fort. « Je crois qu’il faut partir pour trouver sa place », m’avait-elle confié lors de notre première entrevue. Ce fut le leitmotiv d’une trop courte vie.

Fred Goodman s’est intéressé dans le menu détail au parcours de Lhasa, mais aussi à celui de sa famille, qui ressemble à la trame d’un roman. Son grand-père adoptif est le fondateur de Hill and Knowlton, agence mondiale de relations publiques, sa grand-mère a été actrice dans des films d’Elia Kazan et sa mère fut brièvement l’amoureuse du jazzman Charlie Haden, après la séparation de ses parents.

Goodman retrace les petits et les grands moments de sa carrière, en particulier entre le Québec et la France, où elle a vécu quelques années après le succès de La Llorona, rejoignant ses sœurs dans une aventure de cirque ambulant, avant de revenir s’établir dans le Mile End, à Montréal (où je la croisais parfois au café du coin).

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Lhasa de Sela en spectacle au Spectrum en 2004

Elle avait conquis l’Europe, à défaut de se faire connaître aux États-Unis. Un mois avant sa mort, le Times de Londres avait classé The Living Road (2003), son deuxième album, au troisième rang des meilleurs disques « world » de la décennie. Deux semaines plus tard, le magazine français Les Inrocks avait choisi son dernier disque, Lhasa (2009), parmi ses 25 meilleurs albums de l’année. En 2005, elle avait été sacrée meilleure artiste des Amériques par les BBC World Music Awards et « découverte de l’année » en musique du monde par le Telegraph de Londres.

C’est parce que son premier album était entièrement en espagnol, que le deuxième était trilingue (français, anglais, espagnol) et qu’elle n’a pas eu de réel soutien de sa maison de disques américaine que Lhasa de Sela n’a pas eu le succès qu’elle méritait aux États-Unis, croit Fred Goodman.

« Mais ce n’était qu’une question de temps avant qu’on ne la découvre ici aussi, dit le journaliste new-yorkais. Elle est disparue quelques mois après la sortie de son album en anglais, qui aurait pu tout changer pour elle. » 

C’était une chanteuse unique, même si elle n’avait pas une grande technique vocale. Cela en dit beaucoup sur une artiste qu’on puisse spontanément sentir son humanité dans sa musique, sans même l’avoir rencontrée.

Fred Goodman

Malgré son admiration manifeste pour Lhasa de Sela, le récit que Goodman fait de sa vie est tout sauf complaisant. Elle n’y est pas toujours présentée sous son meilleur jour. On comprend qu’elle venait d’une famille aimante, mais complexe et qu’elle a eu beaucoup de difficulté à maintenir des relations amoureuses stables (elle a fréquenté brièvement l’acteur mexicain Gael García Bernal).

Elle était très ambitieuse. Elle avait été amèrement déçue de se retrouver sur une scène secondaire lors de la tournée Lilith Fair, en 1997 (que j’avais couverte à l’époque pour Le Devoir). Elle pouvait, sans avertissement ni états d’âme, mettre un terme à des collaborations avec des musiciens qui étaient pourtant devenus des amis. Et alors qu’elle se savait atteinte d’un cancer du sein, elle a longuement tardé à faire confiance à la médecine traditionnelle — préférant des remèdes ésotériques —, ce qui l’a amenée à se brouiller avec des proches.

« Les gens l’aimaient même si elle pouvait être difficile et qu’ils savaient qu’ils pouvaient perdre leur place auprès d’elle, constate Fred Goodman. Elle n’était pas parfaite et le succès ne l’a pas nécessairement rendue heureuse. Elle ressentait la vie intensément. Elle portait une tristesse en elle. Mais elle avait aussi la force de réaliser des choses remarquables. »

À preuve, dix ans après sa mort, sa musique est toujours bien vivante.

IMAGE FOURNIE PAR LA MAISON D’ÉDITION

Why Lhasa de Sela Matters, de Fred Goodman, Presses de l’Université du Texas, 200 pages