Dire que les peines d’amour ont inspiré un nombre incalculable d’albums serait un euphémisme. Mais pourrait-on dire que ces mêmes peines ont inspiré les meilleurs albums ? Notes sur la question.

« C’est mon album de peine d’amour. Tout le monde en a un. » C’est en ces termes que Jade Bergeron, alias Flying Hórses, a fini par présenter son deuxième long jeu, Reverie. Non sans avoir d’abord hésité à le faire. Longtemps. 

Elle avait trop peur de se heurter à cette idée de « Oh ! here we go ! Une autre musicienne qui nous parle de son ex ! ». Mais le désir d’honnêteté l’a emporté. « Il ne faut pas avoir honte d’être triste. D’avoir le cœur brisé. » Et après tout, si les stars de la pop et du rock lancent de tels albums, pourquoi pas les compositeurs de musique instrumentale ?

Le sien, l’artiste ottavienne l’a enregistré alors qu’elle était encore en Islande, pays où elle a vécu pendant quatre ans. Au début de son voyage, elle était « dans une relation naissante, un endroit différent ». « C’était excitant. »

Puis, avec le temps, la lune de miel s’est effritée. « J’ai réalisé que je n’étais pas en train de vivre un amour féerique dans un lieu magique. C’était juste un lieu. Avec des gens dedans. Comme n’importe où ailleurs. Ça m’a frappée. Très fort. »

De cette déception brutale est né son disque, paru en février sous étiquette Bonsound, et enregistré entre l’Islande, Toronto, Montréal, Ottawa et Banff. Parce que la peine voyage aussi.

Dans son cas, composer quelque chose d’aussi personnel était plus qu’important. C’était capital.

« Ça m’a comme… sauvée. Je l’ai écrit dans un moment extrêmement difficile. Pour faire face à la douleur. C’était un processus thérapeutique avant toute chose. Un mécanisme d’autodéfense. Il fallait que je sorte mes émotions au piano. »

Dirait-elle que les peines d’amour donnent naissance aux meilleurs albums ? Jade Bergeron s’esclaffe. Laisse planer un silence. « Ce serait une déclaration très audacieuse. »

Elle préfère déclarer qu’il s’agit du meilleur moteur pour plonger dans les confins les plus sombres et effrayants de soi. « Il faut se rappeler que, pour créer une chanson profonde, l’artiste a dû plonger deux fois plus profondément en lui afin de puiser dans sa souffrance, d’agripper sa tristesse et de la sortir de là. »

Ce faisant, Flying Hórses a donné naissance à un disque qu’elle peut encore écouter, pour la première fois de sa vie. « Par le passé, j’ai toujours fini par me fatiguer de mes chansons. J’en ai même détesté certaines. Si quelqu’un me les jouait, je disais : “Éteignez ça, ça m’insupporte.” »

Pour sa Reverie, c’est différent. « Je peux apprécier certains moments sans me critiquer. Ça me dit que j’ai fait mon travail. Et que je suis rendue ailleurs dans ma vie. »

Inspiration intense

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Emilie Kahn

C’est souvent lorsqu’elle était rendue « ailleurs », en tournant le regard vers ses déceptions passées, qu’Emilie Kahn a composé. Surtout des chansons de rupture. « J’ai toujours écrit des tounes de breakup, confie la harpiste montréalaise. C’est la chose qui me rend le plus fâchée, le plus désespérée. »

De toute façon, croit-elle, ce sujet est « inévitable en musique ». Une telle peine, c’est « l’une des émotions les plus fortes que l’on vit en tant qu’humain. Et que l’on vit tous. Souvent très jeune. Ça frappe aussi intensément que ces autres événements dont on parle souvent en art : la mort d’un proche, la naissance d’un enfant… ».

A-t-elle l’impression qu’en entendant les mots « album de peine d’amour », les gens s’attendent à quelque chose de particulier ? Elle mentionne Taylor Swift et sa réputation de briseuse de cœurs en série. « On se moque d’elle. Les gens disent : “Oh, elle a rencontré quelqu’un de nouveau. Tout ce qu’elle veut, c’est écrire là-dessus.” »

Emilie Kahn a d’ailleurs repris Style, de cette même Taylor Swift, à la harpe. Et son style à elle, on l’a découvert sur son premier disque, 10 000, paru en 2015 sous étiquette Secret City. Ou, comme elle l’appelle : « Un cumul d’histoires intenses qui, ensemble, avaient du sens. » Donc, c’était son album non pas d’une, mais bien de plusieurs peines d’amour ? « J’imagine que oui ! », lance-t-elle, avant d’ajouter que d’en parler lui a permis de se « rassurer dans sa solitude ». « Ça fait du bien. »

Dernièrement, ce qui lui fait du bien, c’est de s’éloigner de son sujet de prédilection. En écrivant plutôt sur l’anxiété sociale, sur la peur de la mort. Son deuxième album, Outro, paru en février, est un album de rupture. « Mais de rupture… avec moi-même, précise-t-elle. Rupture avec mon côté trop émotif, trop romantique, trop obsédé par l’amour. »

Car longtemps, c’est uniquement le cœur brisé qu’Emilie Kahn a été capable de composer. « J’attendais qu’une émotion vraiment intense vienne me frapper. Je pense que j’étais peut-être… paresseuse ? Là, je me donne des objectifs. Même si je ne suis pas inspirée, je prends le temps d’accéder à ma créativité, de m’asseoir et de travailler. »

« Je me sens plus libre. J’ai réalisé qu’on ne peut pas vivre sa vie en attendant d’être émotionnellement détruit. »

Alors si les peines d’amour ne font pas nécessairement les meilleurs albums, qu’est-ce qui fait les meilleurs albums de peine d’amour ? « Hummmm… l’honnêteté. Et puis, quand l’artiste trouve un moyen vraiment original de décrire ces émotions qui ont tellement été abordées. »

Territoire partagé

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Antoine Corriveau

Antoine Corriveau, lui, en parle en mêlant, à doses égales, l’intime et le social. « Si je plonge dans l’un de ces deux thèmes plus que dans l’autre, j’ai l’impression de faire fausse route. De trop appuyer. Flirter entre les deux, je trouve que ça rend tout un peu plus subtil. »

Les ombres longues, son album lancé en 2014 sous étiquette Coyote Records, a commencé par être « un album smooth de peine d’amour ». Puis, le printemps étudiant est arrivé. Les deux se sont mêlés.

Son nouveau disque, qu’il compose actuellement dans son nouveau studio du Mile End, n’en est qu’à ses balbutiements et, pourtant, la même tendance se dessine. « Dernièrement, j’ai commencé à m’intéresser à la notion d’identité québécoise, de territoire. Mais j’ai réalisé que lorsque j’écris des choses trop collées là-dessus, ce n’est pas bon. Mon inspiration doit partir du personnel. Puis, soudain, quelque chose de plus grand m’interpelle. »

Les œuvres de peines sentimentales qui l’interpellent, lui ? « Les grands classiques comme The Boatman’s Call de Nick Cave. Des disques brandés de même, qui ont été importants pour moi, mais que je ne me vois pas nécessairement faire. » Car oui, les albums estampillés « cœur brisé » abondent. « Ça existe ! »

Et ce thème existe dans toutes les formes d’art. « Même au cinéma, la scène de déchirement de couple sera appuyée par une grosse power ballade », constate Antoine. Il reste que la musique crée un rapport particulièrement intime avec l’auditeur.

« Si tu es vraiment triste, tu vas davantage être porté à te taper tel disque en boucle qu’à regarder le même film huit fois parce que ça te fait penser à ce que tu es en train de vivre. »

Dans sa vie, y a-t-il des œuvres qu’il ne peut plus approcher, de peur de remuer des souvenirs possiblement douloureux ? « Je refuse d’associer mes chansons préférées à des événements précis. Je leur donne plusieurs vies. Je leur permets d’être liées à plusieurs types de moments. »

Et puis, Antoine Corriveau ne fait pas partie de ces mélomanes que la musique triste tire nécessairement vers le bas. « Je ne suis pas près de composer des rythmes reggaeton, mettons. Ni, non plus, un album du bonheur. »

Un album de quoi ? « Tsé, quand un artiste a eu un enfant, que ça fait un an qu’il est heureux dans sa relation, et qu’il pense qu’il doit absolument nous en parler ? Personnellement, je décroche. »

Verdict : « Les peines d’amour peuvent faire de bons disques, même si je n’irais pas jusqu’à dire que ce sont les meilleurs. Par contre, le bonheur amoureux, ça peut faire des disques vraiment très plates. »

Les albums de peine d’amour préférés de…

PHOTO FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Utopia, de Björk

Flying Hórses

Utopia, le dernier album de Björk, paru en 2017. « J’étais en Islande quand il est sorti. C’est un disque super crève-cœur, et une artiste qui m’a énormément inspirée quand j’étais adolescente. » Sinon ? « J’écoute surtout de l’instrumental, du métal, du post-rock. Rarement avec des paroles. Les musiciens sont très difficiles quand vient le temps de faire leurs choix. Moi, quand je suis triste, j’écoute une heure et demie de drone. Ça me donne l’impression de pouvoir tout accomplir ! »

Emilie Kahn

PHOTO FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Have One On Me, de Joanna Newsom

Have One On Me, troisième album de l’Américaine Joanna Newsom, paru en 2010. « On me dit souvent : “Oh ! Tu lui ressembles !” Mais oui, Joanna Newsom, c’est comme LA personne que tout le monde connaît qui joue de la harpe ! », rigole Emilie. Il reste que ce disque de rupture est fort marquant. « Je crois que c’est celui que j’ai le plus écouté en étant moi-même dans cet état. »

Antoine Corriveau

PHOTO FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Pleurer la mer morte, de Monsieur Mono

Pleurer la mer morte, le premier album de Monsieur Mono. « C’est un disque important pour moi. Il a vécu une grosse rupture, il a écrit des tounes là-dessus, et c’est un peu devenu son trademark. » Et puis Negative Capability de Marianne Faithfull, un album paru en 2018, réalisé par Warren Ellis, violoniste de Nick Cave. « Je ne connaissais pas le travail de Marianne Faithfull. J’étais curieux. On a rarement un écho de c’est quoi, une rupture à 70 ans. Ça vient souvent avec une plus longue relation. C’est autre chose, complètement. »

Les artistes en concert

Flying Hórses, à l’Astral le 5 juillet dans le cadre du Festival de jazz.

Emilie Kahn, au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts le 5 juillet dans le cadre du Festival de jazz ; et à l’Impérial Bell le 8 juillet dans le cadre du Festival d’été de Québec.

Antoine Corriveau participe à C’est extra – Hommage à Léo Ferré, à la Cinquième Salle de la Place des Arts les 18 et 19 juin, dans le cadre des Francos.