La question est récurrente dans le hip-hop et dans les réflexions l’entourant : est-ce qu’une femme véhiculant à tous les détours des images d’hypersexualisation peut être vue comme féministe ?

J’étais dans un colloque de Hip-Hop Studies il y a deux ans à Paris. La question a refait surface un vendredi après-midi, à la suite d’une conférence de la chercheuse Célia Sauvage, qui avait porté sur la destruction du male gaze (regard masculin) dans les clips de hip-hop féminin.

Pendant la période de questions, un membre de l’auditoire semblait irrité qu’on puisse prétendre que les Lil Kim ou Beyoncé puissent faire partie de la solution plutôt que du problème. Des femmes à moitié nues dans des vidéoclips, disait-il en somme, je ne comprends pas comment ça fait avancer quoi que ce soit.

La réponse de la chercheuse a été cinglante. « C’est vendredi après-midi, du coup je la sens un peu provoc. Ce n’est pas vous, monsieur, qui allez décider comment le féminisme devrait se manifester dans le hip-hop. »

Le type s’est levé et a quitté la salle, sous les applaudissements.

La réappropriation du corps, qui prend parfois la forme d’une hypersexualisation, par des femmes agentes et non soumises, peut être vue comme féministe, c’est souvent défendu, dans toutes sortes de contextes.

À Paris, quelques minutes avant le vins-fromages, c’était assez simple, dirait-on. Mais quand le débat a rebondi cet hiver au micro de Catherine Perrin, alors qu’Aurélie Lanctôt défendait le féminisme de Cardi B devant une animatrice un peu dubitative, c’était moins facile pour moi de trancher. En écoutant deux femmes débattre de manifestations moins traditionnelles du féminisme, malgré mon penchant certain pour la position de Lanctôt, je préférais suspendre mon jugement, comme disait Pyrrhon le sceptique.

Un classique, Invasion of Privacy ?

Il existe un autre débat, à savoir si le premier album de Cardi B, Invasion of Privacy, peut être mis dans la classe de celui de Lauryn Hill, Miseducation. Il faut effectivement remonter 20 ans dans le passé, jusqu’à Hill, pour trouver une rappeuse qui ait obtenu autant de succès qu’elle. La matriarche hip-hop parle tout au long de son album d’amour et de Dieu, de justice et de respect, c’est du lourd. Cardi B est souvent présentée, à l’inverse, comme une ancienne effeuilleuse, une ancienne star de téléréalité dont le vedettariat est né là où certaines mauvaises langues croient que la dignité humaine meurt : sur Instagram.

Mais c’est avoir une vision courte que de limiter la rappeuse du Bronx, tête d’affiche de ce week-end, à cela. D’abord, il y a justement cela : elle vient du Bronx. C’est la terre natale du hip-hop dans son ensemble. Je le rappelle, on attribue même un jour de naissance et une adresse précise à ce genre musical : le 11 août 1973 au 1520, avenue Sedgwick, où DJ Kool Herc aurait, le premier, fait jouer uniquement les breaks instrumentaux de disques, pour former des boucles rythmiques sans fin.

J’ai fait le pèlerinage jusqu’à l’endroit, dans la rue qui a été rebaptisée Hip Hop Boulevard en 2017. Cet édifice est littéralement submergé par le Cross Bronx Expressway, qui a détruit une bonne partie du quartier alors que le hip-hop naissait. Cardi B est née dans ce quartier encore bêtement snobé de nos jours par le touriste moyen, mis à part pour un détour au Yankee Stadium.

Elle parle fort. Elle prend de la place. Elle a su expliquer, en janvier 2019, dans une vidéo d’à peine deux minutes aussi claire que crue, pourquoi le shutdown gouvernemental de Donald Trump n’avait absolument rien de justifiable vis-à-vis du shutdown d’Obama : l’un pour un mur, l’autre pour un système de santé presque digne. Le fil rouge de cette vidéo est ce thème hip-hop par excellence : l’argent. Si vous voulez que vos employés retournent travailler, monsieur Trump, payez-les.

Money est d’ailleurs un de ses singles d’importance, qui fait patienter ses fans en attendant le prochain album. De l’argent, il a fallu qu’elle en fasse avant de pouvoir rêver de grandeur artistique, il a fallu qu’elle en fasse avant d’atteindre une pleine « agentivité » sociale et morale.

Selon un critique de Slate, Jack Hamilton, Invasion of Privacy ravive l’idée que nous avions jadis de ce que devrait être un album, au-delà du hit éphémère, c’est-à-dire une œuvre mature, substantielle, bien réalisée, amusante et « big » dans tous les bons sens du terme.

Si cette grande œuvre ne vous est pas familière, je vous conseille de commencer par Be Careful, véritable mise en chanson de l’éthique du « care » tellement en vogue dans les milieux philosophiques aujourd’hui. Poursuivez avec Through Your Phone, lamentation shakespearienne sur les manifestations contemporaines de la jalousie. Mais si vous avez trois quarts d’heure devant vous, écoutez-le en entier, comme on faisait dans le temps, en hochant la tête plus fort sur les pistes 4 et 7, les mégatubes Bodak Yellow et I Like It.

PHOTO JULIE ARTACHO, FOURNIE PAR L’AUTEUR

Jérémie McEwen

Qui est Jérémie McEwen ?

Jérémie McEwen donne depuis 2016 un cours intitulé « Philosophie du hip-hop » au collège Montmorency. Un essai du même nom paraîtra à l’automne aux éditions XYZ. Chroniqueur philo sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première, il a publié sur le hip-hop dans Nouveau Projet (sur Wu-Tang) et dans Liberté (sur Enima).