J’étais au festival de la Fierté, à l’entrée du pont Jacques-Cartier, il y a un an et demi. C’était un soir parfait d’août, alors que l’été étirait tranquillement ses derniers soupirs. J’y allais sans connaître les artistes qui s’y produisaient ce soir-là, pour la soirée hip-hop du festival. Il y avait la rappeuse new-yorkaise Princess Nokia, qui était la coqueluche du moment. Elle était précédée de Big Freedia, pionnière du rap queer de La Nouvelle-Orléans, qui fait de la bounce music, une branche du hip-hop qui donne dans les rythmiques à très haut tempo, dans l’extrême répétitivité.

PHOTO MARK RALSTON, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

La rappeuse Big Freedia

La première partie a complètement surclassé la tête d’affiche. Big Freedia a carrément pris le contrôle du secteur, flanquée de danseurs faisant du booty shake contagieux. Je me suis tourné vers mon ami, pour lui dire : « À gauche de la rappeuse, là, quelle énergie ! C’est vraiment sexy. » Il m’a répondu : « Tu sais que c’est un gars ? » Spontanément, j’ai répondu : « Et alors ? »

Extrait du clip Explode, de Big Freedia

Depuis 10 ans maintenant, je traîne dans les soirées d’affrontements a capella entre rappeurs, les WordUP ! Battles. L’énergie dans ces évènements est folle, les performances préparées depuis des mois n’ayant qu’une seule chance de marquer les esprits, le tout étant saisi sur caméra et diffusé sur YouTube. Mais tranquillement, les vannes homophobes à répétition dans ces battles ont fini par m’exaspérer.

Le paradigme masculin cisgenre est tenace dans le rap, mais pas inébranlable. Je me suis réjoui de voir cette année, enfin, un premier affrontement entre femmes présenté dans une de ces soirées. Il s’agissait de l’humoriste rappeuse Coco Belliveau qui, paraît-il, a très bien fait contre Marie Vans.

Jusqu’à tout récemment, aux États-Unis comme ailleurs, il n’existait pas de rappeur ouvertement gai qui obtenait un vrai gros succès. Il y avait quelques exceptions, comme le groupe Brockhampton et le producteur/chanteur bisexuel Frank Ocean, mais aucun rappeur issu de la communauté gaie n’avait trôné au sommet des palmarès. J’écoutais la téléréalité Rhythm + Flow, un genre de La voix du rap sorti à l’automne sur Netflix, enregistré sans doute au printemps dernier, et la coach Cardi B affirmait à un candidat homosexuel : « Es-tu prêt à être le premier ? Ça ne sera pas facile. »

Peu de temps après, tout a changé, et c’est une des plus belles choses qui soit. Lil Nas X, dont le succès Old Town Road a tout dominé l’été dernier, est effectivement sorti du placard au moment même où sa pièce volait très haut. Il a reçu bon nombre d’insultes homophobes sur les réseaux sociaux, c’était à prévoir, mais il résiste, il répond et, surtout, il remet en question l’idée de ce qu’est un « vrai » rappeur. Ça peut être quelqu’un qui mélange rap et country, quelqu’un de gai, quelqu’un qui porte un chapeau de cowboy et qui collabore avec Cardi B autant qu’avec Billy Ray Cyrus.

Écoutez un extrait de Old Town Road (I Got The Horses In The Back), de Lil Nas X

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Certains parlent, non sans raison, d’un double standard. La rappeuse lesbienne Young M.A, par exemple, remplissait déjà sans problème l’Olympia, au cœur du village gai à Montréal, à l’automne 2018, et la foule était d’une diversité plus que rafraîchissante. Mais la force de démarginalisation du hip-hop n’avance pas en ligne droite. Pour un simple twerk, la ronde rappeuse Lizzo a subi récemment les crisettes grossophobes d’internautes crétins en mal d’amour.

Le chemin parcouru est considérable, mais le chemin devant est long. La force du hip-hop a toujours été d’imposer dans l’espace public des voix marginalisées. Il est inscrit dans le code génétique même du genre de continuer en ce sens, sans quoi il se recroquevillera sur lui-même, dans quelque nostalgie stéréotypée ayant très peu à voir avec les idées qui lui ont donné naissance, tournées vers l’inclusion.

L’été dernier, à ce même festival de la Fierté, on programmait la rappeuse montréalaise trans Backxwash. J’étais à l’extérieur de la ville, mais je me suis tout de même dit, à distance : se peut-il que ce festival présente la soirée hip-hop la plus pertinente à Montréal ? Cardi B et Lizzo n’ont pas mis fin à la misogynie dans le rap, Sarahmée non plus, ici, et Lil Nas X n’a pas coupé court de manière définitive à l’homophobie du milieu. Mais chose certaine, ces voix sont celles qui m’interpellent le plus ces jours-ci dans le hip-hop, pour la raison fondamentale qui m’a toujours fait aimer le rap : la mise de l’avant d’identités trop longtemps balayées sous le tapis, qui remettent en question pertinemment le statu quo.

Backxwash, jointe par courriel en voyage au Royaume-Uni, me résumait la chose ainsi : « En plus d’être emboîtés par l’étiquette queer, alors qu’on ne parle pas que de notre identité dans notre musique, c’est comme s’il nous fallait travailler deux fois plus fort pour être pris au sérieux ; 2019 a été une année de progrès, mais il y a encore beaucoup de pain sur la planche. Si notre diversité se réduit simplement à Lil Nas X, on n’est dans rien de bon. »