(New York) C’était quelques semaines à peine après les attentats du 11 septembre 2001. J’accompagnais l’Orchestre symphonique de Montréal à New York. Le public new-yorkais avait acclamé deux soirs de suite l’OSM, son chef Charles Dutoit et la pianiste Martha Argerich à Carnegie Hall.

Avec des musiciens de l’OSM, je m’étais rendu en taxi à Ground Zero, alors que les décombres fumaient encore sous ce pan de mur du Word Trade Center resté debout et devenu symbolique. J’avais reconnu là une odeur singulière. Celle de corps calcinés. La même que j’avais découverte pour la première fois, six mois plus tôt, autour des ghats crématoires du Gange, en Inde. C’est devenu, pour moi, l’odeur de la mort.

Loin du quartier des affaires, près de Carnegie Hall, dans la 6e Avenue transformée en braderie au sud de Central Park, New York dégageait plutôt une odeur distincte de noix caramélisées et de vapeurs de bouche de métro. C’est dans ce quartier qui recommençait à accueillir des touristes que j’avais rencontré Charles Dutoit dans le hall du Rihga Royal, à l’époque l’un des hôtels les plus chic de Manhattan. Il y prenait le café avec sa fille (qui est aussi la fille de Martha Argerich), alors étudiante à Columbia.

PHOTO FRANÇOIS GOUPIL

L’Orchestre Métropolitain était en prestation à la Maison symphonique de Montréal, le 17 novembre, avant son départ pour sa tournée américaine.

Le maestro revenait d’un voyage au Pakistan et il n’était pas question qu’il visite Ground Zero. C’était pour lui une idée morbide et vulgaire. Comme s’éterniser sur les lieux d’un accident. Je m’attendais à rencontrer un chef impitoyable, impatient et irascible, ainsi qu’on me l’avait présenté. J’ai plutôt découvert un homme de 65 ans érudit et charmeur, mais précieux et manifestement coupé de son orchestre.

« Carnegie Hall, c’est un peu le centre du monde du point de vue musical. Il faut passer ici lorsqu’on a l’ambition de faire une carrière internationale », m’avait dit Dutoit. Non seulement Carnegie Hall est l’une des plus belles salles de concert au monde, mais son acoustique est aussi l’une des plus réputées. Je me souviens d’avoir été impressionné par la manière dont chaque note, chaque son y est amplifié.

« À Carnegie Hall, on ne peut pas tricher ! », m’avait d’ailleurs dit Charles Dutoit. 

Six mois plus tard, le directeur musical claquait la porte de l’OSM au terme d’un règne de 25 ans, accusé par ses musiciens (qui le surnommaient sans affection « Charlie ») d’être un tyran qui abuse avec cruauté de son pouvoir et de son autorité.

Yannick Nézet-Séguin dégage exactement l’impression contraire dans ses rapports avec les musiciens de l’Orchestre Métropolitain, qu’il dirige depuis presque 20 ans. Le chef de 44 ans sait se faire respecter sans se faire détester, semble-t-il. Ce n’est certes pas étranger au fait qu’il a été récemment nommé à vie à la direction musicale de l’OM, au bonheur manifeste de ses musiciens.

Sous la gouverne de Nézet-Séguin, l’OM se produira pour la première fois à Carnegie Hall, vendredi soir, dans le cadre de sa toute première tournée américaine, qui s’est amorcée mardi au Symphony Center de Chicago. Les trois extraits de La clémence de Titus de Mozart, interprétés par la mezzo-soprano Joyce DiDonato, ainsi la Symphonie no 4 de Bruckner, pièce de résistance du programme, ont laissé le public bouche bée selon le confrère du Devoir Christophe Huss, qui n’a pas hésité à qualifier le concert de « triomphe véritable ».

C’est fort de cet accueil triomphal que Yannick Nézet-Séguin s’amène à New York, l’une de ses villes adoptives. Nézet-Séguin est déjà un habitué de Carnegie Hall, où il dirige chaque année l’Orchestre de Philadelphie à trois ou quatre reprises, depuis 2012, et où il a aussi dirigé l’Orchestre du Metropolitan Opera (Met), dont il est le directeur musical depuis l’an dernier.

Jeudi, dans un reportage sur les problèmes de financement du Metropolitan Opera, le New York Times précisait qu’après une période difficile, liée aux accusations d’inconduite sexuelle contre son ancien directeur musical James Levine, une nouvelle ère s’annonce au Met sous la tutelle de Nézet-Séguin. « Les auditoires, les critiques et les membres de l’entreprise apprécient le leadership de son nouveau directeur musical », écrit le Times.

À l’angle de la 7e Avenue et de la 57e Rue, l’édifice de brique sable trône comme un monument à la mémoire de près de 130 ans de « grande musique ». Un joyau de la Ville de New York, son propriétaire, qui a vu passer nombre d’artistes légendaires depuis la visite de Tchaïkovski en 1891, année de son inauguration.

On imagine mal que Carnegie Hall a failli disparaître en 1960. C’est le célèbre violoniste Isaac Stern qui a mené les efforts pour décourager sa démolition. La légende veut qu’à l’ouverture de la 70e saison, Stern, le soliste invité du New York Philarmonic dirigé par Leonard Bernstein, ait brisé une corde de son violon tellement il était ému d’avoir sauvé la salle de concert, qui porte aujourd’hui son nom.

Cette saison, Yannick Nézet-Séguin fait partie des « artistes en perspective » de Carnegie Hall, où il sera de retour à la mi-décembre, au piano, de nouveau en compagnie de Joyce DiDonato pour interpréter le Voyage d’hiver de Schubert. « On m’a expliqué ce qu’était cette perspective, m’a dit Yannick Nézet-Séguin la semaine dernière. C’est pour répondre à la question : “D’où vient Yannick ?” On veut connaître son monde ! »

Un concert de l’orchestre qui l’a vu naître, autour d’une œuvre maîtresse d’un compositeur (Anton Bartok) qui a cimenté sa réputation, est sans doute une bonne manière de commencer.